Le blues des téléconseillers
En ligne toute la journée avec des clients mécontents, mis sous pression par des chefs qui contrôlent jusqu’à leurs pauses-pipi… Les téléconseillers sont les nouveaux prolétaires.
Dans l’enfer des centres d’appels.
Assise à la table d’un café, les yeux dans le vague, Yasmine(1) est au bout du rouleau. « Je suis tout le temps fatiguée. Pendant mes jours de repos, je n’ai même plus la force de sortir de chez moi », se lamente-t-elle. Jusque-là, pourtant, cette trentenaire cultivait avec fierté son image de sportive, battante, toujours souriante et en pleine forme. Mais voilà un an et demi, la téléconseillère du centre d’appels de Mobipel, à Colombes (Hautsde-Seine), a fini par craquer. La pression qui pesait sur ses épaules devenait insupportable. La jeune femme n’a rien vu venir. « La cadence de travail était telle que je n’ai même pas senti mon corps me lâcher », raconte-t-elle. Elle a été hospitalisée pendant trois jours. Une fois remise sur pied, Yasmine a repris le boulot. Un supplice. « Souvent, j’ai des crises d’angoisse, confie-t-elle. Je n’en peux plus. » Elle n’est pas la seule à vivre un cauchemar. En début d’année, une de ses collègues a même tenté de mettre fin à ses jours dans les locaux de l’entreprise. Le drame a déclenché une onde de choc parmi les quelque 250 salariés. Mais était-ce vraiment une surprise pour ces trimeurs minés par le stress quotidien? En contact direct avec les consommateurs insatisfaits, les téléopérateurs sont les premiers, voire les seuls, à essuyer leurs reproches et parfois même leurs insultes. Surveillés de très près par leurs chefs, évalués à longueur de journée sur une flopée de critères (nombre d’appels pris dans l’heure, rapidité de traitement, satisfaction des clients…), ils opèrent sous tension quasi permanente. Depuis plusieurs années déjà, les salariés de
Mobipel se plaignaient de ces conditions de travail, toujours plus pénibles. Mais rien n’avait vraiment changé.
Enfin si, quand même : en octobre, Free, le propriétaire de Mobipel, a revendu son call center à Comdata, un poids lourd italien de la « relation client ». Une façon pour le groupe de se délester de ce fardeau social, devenu une vraie pétaudière. Le job des téléconseillers est le même. Il consiste toujours à assurer les hot-lines technique et commerciale, pour résoudre les pépins de connexion mais aussi les questions liées au contrat – et à sa résiliation –, à la facturation ou à l’éventuel déménagement des abonnés de Free. Mais désormais, les voilà réduits au statut de simples soustraitants de l’opérateur.
LE DÉBUT DE LA FIN. Virage à 180° pour Xavier Niel, le grand manitou du trublion français des télécoms. Lors de son inauguration en 2012, à l’occasion du lancement de l’offre d’abonnement téléphonique Free Mobile, le call center Mobipel était éminemment stratégique pour lui. Le big boss avait fait le choix d’internaliser cette activité, dans le but de contrôler au mieux la qualité de son service aprèsvente, avec l’espoir d’enterrer son image low-cost. Pari raté.
On ne peut certes lui reprocher d’avoir sous-estimé la difficulté de ce métier. « Les salariés dans les centres d’appels ? Ce sont les ouvriers du XXIe siècle. C’est un métier horrible. Le job qu’ils font, c’est le pire de tous », reconnaissait-il en 2016, quatre ans après avoir ouvert Mobipel et huit autres centres en France et au Maroc. La brutalité de son management n’a guère contribué à enjoliver le quotidien de ses troupes. Entre les téléconseillers de Colombes et leur hiérarchie, la zizanie n’a jamais cessé. Fin 2014, un conflit sur l’annualisation du temps de travail fut l’étincelle qui embrasa la poudrière. Le débrayage de trois heures organisé devant les caméras de télévision avait particulièrement agacé la directrice de la relation abonnés chez Free. Celle-ci avait illico annoncé un gel des recrutements, dans l’attente d’un « apaisement de la situation sociale » avec « les représentants » syndicaux. Depuis, les choses n’ont fait que s’envenimer. Les licenciements pour faute grave – souvent injustifiée selon les syndicats – se sont multipliés, les conditions de travail se sont un peu plus dégradées.
CAROTTE ET BÂTON. Pour preuve, ce rapport d’évaluation que le cabinet d’expertise ALTERventions a remis en octobre au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de Mobipel. Nous avons pu consulter ce document confidentiel, un pavé de 200 pages. Proprement édifiant, il pointe « un risque grave pour la santé et la sécurité des salariés ». Plus d’un quart de ceux interrogés déclarent ainsi avoir envisagé au moins une fois de se donner la mort.
En cause, tout d’abord, le rythme. Les horaires changent d’une semaine à l’autre et, au quotidien, « la pression temporelle est omniprésente », soulignent les experts. Les employés doivent « badger » électroniquement sur leurs ordinateurs en prenant leur poste. Il suffit d’une à deux minutes de retard pour s’exposer à des sanctions. La pause-pipi? Possible, à condition d’obtenir l’autorisation du responsable de l’équipe.
La rémunération n’a pas de quoi aider les téléconseillers de Mobipel à supporter cet encadrement qualifié d’« infantilisant ». Dans la moyenne du marché, leur salaire de base s’élève à 1644 euros brut par mois (le Smic étant fixé en 2018 à 1498 euros). Des bonus peuvent être accordés, lorsque les objectifs de performance fixés sont atteints. Seul hic, ceuxci sont souvent hors de portée. « Pour être “best performer”, note un salarié, il faut mentir au client. » Le principe consiste à caresser celui-ci dans le sens du poil en lui donnant l’illusion que son problème est en passe d’être réglé. S’il ne renouvelle pas son appel dans les deux jours, le dossier est considéré comme clos, et le téléopérateur obtient une bonne note. « Le coup du courrier recommandé marche bien. On sait que le consommateur n’aura pas gain de cause, mais on lui demande quand même d’envoyer une lettre au service client, ça permet de gagner du temps », susurre un ex-employé de Mobipel. « Certains essaient d’être performants en trichant, d’autres s’épuisent… », poursuit un de ses anciens collègues.
D’autres encore renoncent purement et simplement à décrocher ces primes, pour ne pas compromettre leur santé. Afin de les inciter, malgré tout, à se surpasser, l’entreprise cherche à titiller leur orgueil. Il fut un temps où la direction affichait aux yeux de tous, dans l’open space, le nom des éléments les plus méritants, en fonction de leurs résultats. Jugée illégale par l’inspection du travail, cette pratique a été abandonnée… Et discrètement remplacée, au moins jusqu’en septembre, par des mails aux équipes.
La sécheresse du management n’adoucit guère l’ambiance. Dans leur rapport, les experts d’ALTERventions dénoncent des relations « placées sous le signe de la violence et [qui] relèvent plus du “far west” que de l’état de droit ». Plus des trois quarts des salariés interviewés assurent avoir été exposés à des situations pour le moins déplacées : cris, ton agressif, critiques permanentes, menaces, moqueries, mépris, ostracisation, attaques
EN DÉBUT D’ANNÉE, UNE EMPLOYÉE DE MOBIPEL A TENTÉ DE METTRE FIN À SES JOURS DANS LES LOCAUX
sur leur identité, affectation à des tâches humiliantes, sans parler des allusions ou propositions à caractère sexuel. Les erreurs répétées du service des ressources humaines dans le calcul des salaires ou la gestion des congés payés, le plus souvent au détriment des employés, n’ont fait qu’aviver les rancoeurs.
Comment avoir pu laisser l’atmosphère s’empoisonner à ce point? Ni l’ancienne équipe dirigeante, liée à Free, ni la nouvelle, mise en place par Comdata, n’ont donné suite à nos demandes d’entretien. À lire leurs propos rapportés par le cabinet ALTERventions, la faute incomberait aux représentants du personnel, et les problèmes tiendraient en partie au profil des employés,
« [issus] de “cités” »… « À l’impossible nul n’est tenu, se dédouane ainsi un responsable cité dans le rapport. À Colombes, il y a trop de personnes avec de trop grandes difficultés. » La tentative de suicide dans les bureaux? Simple « mise en scène », pour la direction…
« On était les promoteurs de la marque Free, ils ont réussi à nous dégoûter de notre propre entreprise », se désole Anousone Um. Ce délégué syndical SUD Télécom a fait l’objet d’une procédure de licenciement, refusée par les services de l’inspection du travail. « Pour moi, Free est une société qui détruit l’humain », abonde Marwane Farouki, de la CGT, actuellement en plein procès aux prud’hommes contre le groupe, notamment pour « discrimination syndicale ».
INCERTITUDE GÉNÉRALE. À la décharge du FAI, la situation des autres centres d’appels ne paraît pas beaucoup plus enviable. Lessivés par deux plans de départs consécutifs, les quelques dizaines de rescapés du service client de SFR(2) – qui comptait encore 1500 salariés en 2017 – s’inquiètent eux aussi pour leur avenir. En mars 2019, ils intégreront officiellement les effectifs de l’entreprise marocaine Intelcia, qui se définit comme un « acteur majeur de l’externalisation des métiers de la relation client ». « On va perdre tous les avantages [liés à notre appartenance au groupe] SFR en matière de mutuelle, de comité d’entreprise, d’accords sur le handicap », déplore David Tanghe, technicien expert et délégué syndical CGT sur le site de L’Estaque, à Marseille, l’un des deux derniers call centers de l’opérateur. Pour réduire leur masse salariale, certains décident de délocaliser leurs centres à l’étranger, contre l’avis des consommateurs. D’après un sondage mené par l’Association française de la relation client, 94 % des Français préfèrent avoir affaire à un interlocuteur du pays. Selon les statistiques du magazine En-Contact, publication spécialisée dans le secteur, l’Hexagone compterait encore 3 500 centres d’appels, représentant 250000 emplois. Réfléchissons-y donc à deux fois, la prochaine fois que l’envie nous prendra de passer nos nerfs sur l’un de ces téléconseillers…
CRIS, TON AGRESSIF, AFFECTATION À DES TÂCHES HUMILIANTES, MENACES…