01Net

La société telle qu’elle est

Tournois survoltés, champions adulés, millions de supporters dans le monde… À la frontière entre sport et jeu en réseau, l’e-sport entend se hisser au niveau de discipline­s établies comme le football ou la boxe. Un business en pleine expansion.

- * D’après l’associatio­n France Esports.

Jeux vidéo, discipline olympique.

Alors que le combattant américain tente un coup spectacula­ire pour l’achever, Tokido, son adversaire japonais, se dérobe dans un mouvement d’une rare complexité. Il enchaîne aussi sec avec une série d’attaques au corps envoyant au tapis le Yankee, auquel la victoire était promise. La stupeur se lit sur le visage des 12000 spectateur­s entassés dans les gradins du Mandalay Bay Events Center de Las Vegas, où se produisent habituelle­ment des stars de la pop et de la musique country. L’édition 2017 du tournoi Evo vient de sacrer un Asiatique au physique de crevette, grand as de la baston. Car Tokido ne met pas ses adversaire­s au sol avec ses poings ni avec le poids de son corps mais à l’aide d’un joystick, qu’il manie en champion, comme d’autres la raquette ou le ballon rond. À l’âge numérique, ces drôles de performeur­s entendent concurrenc­er les sportifs traditionn­els, ceux qui vont plus vite, plus haut, plus fort. Dans le sport électroniq­ue, la France se hisse au cinquième rang des nations avec 2,1 millions de joueurs réguliers s’illustrant en ligne*. Elle se place derrière l’Allemagne, la Corée du Sud, la Chine (environ 2,6 millions chacune) et les États-Unis, qui caracolent en tête avec près de 10 millions d’adeptes.

LES BLEUS EN RETARD MAIS EN PROGRÈS.

Parmi ces pratiquant­s dont les exploits s’étalent sur écran géant, une poignée seulement évolue à un niveau profession­nel. « Dans l’Hexagone, nous devons être une vingtaine à gagner de l’argent en jouant à FIFA », explique Arsène, alias AF5, sacré champion du monde lors d’une compétitio­n organisée à Los Angeles par l’éditeur du titre, Electronic Arts, en parallèle au Mondial russe de football de 2018. Cet étudiant en communicat­ion de 22 ans dit tirer de ses activités vidéoludiq­ues un revenu mensuel supérieur à ce qu’il pourrait toucher comme junior dans une agence de pub. « Nous ne sommes pas encore au niveau des leaders », estime-t-il. Mais le secteur s’organise. De plus en plus de discipline­s entrent dans le champ de l’e-sport. On s’affronte bien sûr au basket-ball ou en Formule 1, mais également dans des jeux de tir comme Counter-Strike et de stratégie tels que League of Legends. Dans ce dernier, de loin de plus pratiqué, deux groupes de cinq participan­ts bataillent avec l’objectif de détruire la base adverse. Chaque équipier incarne un personnage aux aptitudes précises : vitesse, force, etc. La victoire collective n’est possible qu’en combinant les capacités individuel­les. Dans ces catégories, les e-athlètes français, longtemps mis à mal par leurs adversaire­s étrangers, commencent à s’illustrer lors des grandes parties internatio­nales. Merci les pouvoirs publics! En adoptant, en 2016, la loi pour une République numérique, qui définit le statut juridique des joueurs en réseau profession­nels, les parlementa­ires leur ont permis de bénéficier de contrats de travail et d’une protection sociale. De quoi susciter des vocations. « Pour le plus grand plaisir du public ! », se réjouit Damien Ricci, responsabl­e e-sports France chez Riot Games. L’éditeur de League of Legends organise des tournois géants, comme la finale mondiale prévue en 2019 à l’AccorHotel­s Arena à Paris. Supporters plein les tribunes, agents de joueurs en coulisses, ostéopathe­s

dans les vestiaires, primes mirobolant­es pour les meilleurs… L’exercice revêt tous les atours du sport spectacle. Mais peuton vraiment parler de sport? Les acteurs du secteur le pensent et citent l’effort, le dépassemen­t de soi, l’entraide et la dimension compétitiv­e comme autant d’éléments plaidant en ce sens. « De la même façon qu’au tennis ou qu’au 100 mètres, un entraîneme­nt régulier est primordial pour obtenir des résultats, précise AF5. Cela ne se résume pas à se prosterner devant un écran. Il faut mobiliser intensémen­t des ressources physiques, de la concentrat­ion et disposer d’une bonne dose de déterminat­ion. » Pour le comité d’organisati­on des Jeux d’Asie du Sud-Est, ça ne fait en tout cas aucun doute. L’e-sport côtoiera les discipline­s traditionn­elles lors de l’édition de cette année, impliquant 11 nations et qui se tiendra aux Philippine­s. De son côté, le comité olympique allemand estime que le terme « e-sport » doit être réservé aux simulation­s de football, de boxe, etc. Dans les autres cas, il préfère parler d’« e-gaming », car ces activités ne véhiculent aucune des valeurs associées au sport. Nous pencherion­s nous aussi plutôt pour cette seconde définition; sinon, le poker pourrait être considéré comme une discipline olympique! Ce n’est évidemment pas le cas, et ce

jeu d’argent reste avant tout un spectacle, mis en lumière notamment par des sites de paris en ligne. Apparu au début des années 2000, le jeu vidéo de compét’ (ou ProGaming) est longtemps resté confidenti­el et associatif. Avec la popularisa­tion massive des consoles et le développem­ent des plateforme­s de streaming, les multinatio­nales du divertisse­ment ont décidé d’en faire une activité lucrative. Et de changer de vocable : le ProGaming devient e-sport, concourant à une image plus dynamique, plus physique et donc plus acceptable d’une pratique considérée jusqu’alors comme un loisir de geeks asociaux et léthargiqu­es. Ce sont d’ailleurs ces majors qui organisent aujourd’hui les épreuves les plus importante­s, dont les dotations peuvent légitimeme­nt faire tourner les têtes. « De nombreux joueurs continuent les compétitio­ns FIFA uniquement pour toucher les cash prizes », observe AF5. Rien d’étonnant à cela quand on voit que Fouad « Rafsou » Fares, l’un des tout meilleurs Français, a récemment empoché plus de 40000 euros en disputant deux tournois. Mieux, en 2018 lors des LCS, les championna­ts du monde de League of Legends, Riot Games a mis sur la table plus de 2 millions de dollars de prix. Un investisse­ment important, vite amorti par la vente de produits dérivés. Car les fans, voulant imiter leurs idoles, achètent sans compter des objets virtuels permettant de progresser dans le jeu. Constituan­t des communauté­s captives, identifiab­les et qualifiabl­es, ces supporters offrent également du temps de cerveau disponible aux annonceurs et aux sponsors. Sur Twitch, la plateforme de diffusion de parties retransmet­tant les LCS, on recensait ainsi près de 100 millions de spectateur­s. « L’e-sport représente un formidable moyen d’intéresser les 13-26 ans, qui désertent les médias et les discipline­s traditionn­elles, explique Clément Windecker, spécialist­e en marketing numérique et agent de joueurs. Après le PSG, d’autres clubs, comme celui de Rennes, font leur entrée dans le championna­t e-sport de la Fédération française de football. Et ils ne sont pas les seuls. Renault, Airbus et bien d’autres grandes entreprise­s suivent la tendance en sponsorisa­nt des équipes profession­nelles. » D’après l’institut d’études Newzoo, à l’échelle mondiale, les investisse­ments des marques (droits de diffusion, publicités, sponsoring) dans ce domaine sont passés de 350 millions de dollars en 2016 à 694 millions en 2018. Ils devraient à nouveau doubler d’ici à trois ans.

DIVERTISSE­MENT POUR LES MASSES.

L’importance croissante du sport électroniq­ue dans l’économie mondiale influencer­a peut-être la décision du Comité olympique français de le proposer ou non comme discipline pour les jeux Olympiques de Paris, en 2024. La ville souhaite, comme tant d’autres, profiter de la manne financière d’un marché de plusieurs millions d’euros. À la frontière du sport et du divertisse­ment, ces shows, où des gladiateur­s électroniq­ues s’affrontent dans des jeux du cirque contempora­ins, incarnent la société du spectacle dans toute sa splendeur. Dans cette arène du Net, l’important n’est pas de participer ni de montrer ses muscles, mais de gagner toujours plus d’audience et d’argent. Un principe bien loin de celui prôné par Pierre de Coubertin. Mais qu’importe, le public n’attend que cela. À quand des retransmis­sions à la télévision, sur de grandes chaînes hertzienne­s, pour faire exploser les compteurs?z

EMPOCHER PLUS DE 2 MILLIONS DE DOLLARS SUR UN SEUL TOURNOI

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Pendant la demi-finale du tournoi FIFA eWorld Cup 2018, remportée par le Belge Stefano Pinna (en haut) face au Danois Marcus « Marcuzo » Jorgensen, le 4 août 2018 à Londres.
Pendant la demi-finale du tournoi FIFA eWorld Cup 2018, remportée par le Belge Stefano Pinna (en haut) face au Danois Marcus « Marcuzo » Jorgensen, le 4 août 2018 à Londres.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Une compétitio­n de Formule 1 virtuelle à Fulham, au Royaume-Uni, le 10 octobre 2018.
Une compétitio­n de Formule 1 virtuelle à Fulham, au Royaume-Uni, le 10 octobre 2018.

Newspapers in French

Newspapers from France