La chronique de David Abiker
LA FÊTE FORAINE OU INTERNET AVANT INTERNET
C’était il y a quelques jours. Au musée des Arts forains, à Paris, en bord de Seine, dans d’anciens chais du côté de Bercy. Des grilles, deux rues, et, au sol, les plus vieux pavés de Paname. J’ai déjà chaussé des lunettes de réalité augmentée dans ma vie, mais rarement un endroit n’a augmenté la mienne comme celui-là. À la nuit tombée, des lumières rouges et des flambeaux éclairent l’entrée du musée, mais aussi celles des Salons vénitiens, du Théâtre du merveilleux, du Magic Mirror, sans oublier le Théâtre de verdure. Dans chaque salle, des automates, des manèges, des décors enluminés, des sculptures de bois, des jeux, des animaux, des montgolfières, des portraits qui vous fixent et dont le regard indique un passé fantastique et romanesque. LA MACHINE À REMONTER LE TEMPS. Une immersion pas du tout virtuelle dans le XIXe siècle de la révolution industrielle, de Jules Verne, de Charles Dickens, du progrès scientifique, des Mystères de Paris. Tandis qu’on me fait la visite, je m’attends à ce que surgissent la reine Victoria, Elephant Man, Napoléon III, Sarah Bernhardt ou le clown Chocolat. J’entends des flonflons imaginaires, les harangues d’un Monsieur Loyal, des orgues de barbarie, des pianos mécaniques, les cris joyeux du populo. Cet endroit, c’est une machine à remonter le temps, un voyage rétrofuturiste. J’écoute, comme un gamin de Paris fasciné, les explications de mes guides. « La fête foraine, c’était Internet avant Internet. » Je fais répéter. Et on m’explique. La fête foraine, comme l’était l’Église au siècle précédent, fut ce lieu où le peuple venait participer à une cérémonie collective endiablée. On s’y rendait pour s’amuser, voir des personnages bouger sur les premiers écrans, attraper le tournis sur un cheval de bois au galop, se mesurer à l’homme le plus fort du monde, découvrir des géants, des femmes à barbe, des bêtes venues d’autres continents. On se défoulait sur les gueules des célébrités du moment au chamboule-tout, on s’y encanaillait avec des filles de petite vertu. On y trouvait tout ce qu’on ne voyait pas ailleurs. Exotisme, merveilleux, dépaysement, démesure... Tout y était pensé pour émerveiller, « faire cliquer » l’oeil, stimuler cette zone du cerveau qui fabrique le désir. Et l’envie. La fête foraine, en ce temps-là, était un espace de transgression. On y jouait aux petits chevaux, on y achetait un billet de loterie, on y fracassait la façade de pacotille d’un hôtel des impôts reconstitué. UN FESTIVAL DE DÉCOUVERTES. On y apprenait aussi les nouvelles technologies et les prodiges de la science : la fée électricité, les lumières colorées, les débuts du cinématographe, les mécanismes des mannequins et les manèges. Peut-être, aussi, les toutes premières sonorités d’un phonographe? Et on se faisait avoir en payant un sou pour voir le clou de la fête. On se regardait dans des miroirs déformants, on vous tirait les cartes, on mangeait des choses colorées et sucrées. On se soûlait. On s’aventurait d’un stand à l’autre comme on se perd, aujourd’hui, des heures sur la Toile. Je sors de ma visite avec JeanPaul Favand, le maître des lieux, un peu sonné, un peu ivre. J’imagine avec tendresse l’émerveillement de nos anciens, les yeux fatigués des enfants endormis dans les bras de leurs parents après un soir de goguette, cette femme de chambre qui rentre chez elle un peu grise, ces bourgeois déboutonnés, ces ouvriers rassasiés de pommes d’amour et de musiques. En quittant l’endroit, je salue la mémoire et la candeur des foules d’antan, naïves et joyeuses, celles d’une époque où la joie se passait volontiers des écrans.
Chroniqueur radio, Internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets (@davidabiker sur Twitter).