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ON LUI DOIT PLUS QUE LA LUMIÈRE

Doté d’un esprit fertile et d’une mémoire hors du commun, l’ingénieur a posé les bases d’innovation­s que nous utilisons encore au quotidien. À défaut de l’avoir enrichi de son vivant, cette fécondité lui assure une immense célébrité posthume.

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La nuit vient juste de tomber sur Central Park, ce jeudi 7 janvier 1943. Tout près de là, au 33e étage de l’hôtel New Yorker à Manhattan, un vieillard rend son dernier soupir. Abandonné, presque oublié, il vivait seul, criblé de dettes. Il s’appelait Nikola Tesla. Il fut tout à la fois un ingénieur hors pair, l’un des inventeurs les plus avant-gardistes et prolifique­s de son temps, et un humaniste qui fit la fortune de bien des opportunis­tes sans jamais réussir à assurer la sienne. Sa fin de vie misérable, ses troubles obsessionn­els, le pillage de quelques-uns de ses brevets, les prix Nobel qui lui sont passés sous le nez tout comme les élucubrati­ons qui entourent aujourd’hui encore certains de ses travaux font planer autour de sa stèle le spectre du savant maudit. Et pourtant, trois quarts de siècle après sa mort, sa cote de popularité n’a jamais été aussi haute. D’abord, il est l’un des rares scientifiq­ues à avoir donné son nom à une unité de mesure, le tesla, qui caractéris­e l’intensité d’un champ magnétique. Mais son aura dépasse d’assez loin le cénacle des laborantin­s. Des tee-shirts sont imprimés à son effigie; des groupes de rock et un constructe­ur de voitures électrique­s portent son nom ; des films, des BD, des jeux vidéo lui rendent hommage; des Prix Goncourt lui consacrent des romans… Des médiums font même la couverture de magazines en prétendant recueillir ses souvenirs d’outre-tombe. Sans les mythes qui nourrissen­t sa légende depuis près d’un siècle, Tesla ne serait pas cette sorte d’icône de la culture pop. Entre autres inepties tenaces, on peut citer ces thèses conspirati­onnistes sur la dissimulat­ion de certaines de ses découverte­s, qui aurait été orchestrée au profit de puissants groupuscul­es ou pour raison d’État. Des lobbies auraient ainsi comploté pour enterrer son projet révolution­naire de réseau électrique sans fil, destiné à convertir en courant une énergie « libre » puisée dans l’espace pour alimenter toute la planète. Selon une autre de ces théories, le FBI aurait passé à la broyeuse les schémas de l’arme destructri­ce qu’il aurait été sur le point de fabriquer avant sa mort.

GUERRE DE COURANTS.

En réalité, Nikola Tesla n’a pas eu besoin de vivre comme dans un roman de John le Carré pour apporter le progrès. Né un soir d’orage de 1856 dans un village de l’actuelle Croatie, ce fils de prêtre orthodoxe serbe a consacré toute son existence au développem­ent de l’électricit­é. Sa fascinatio­n

pour les électrons ne l’a plus quitté depuis que, enfant, il aurait fait jaillir dans l’obscurité d’infimes étincelles de statique en caressant son chat Macek. À 32 ans, le jeune homme connaît sa première heure de gloire en publiant sept brevets de moteurs à courant alternatif. « Il n’a pas inventé le courant alternatif comme beaucoup le pensent, mais il a bel et bien révolution­né le transport de l’électricit­é », complète Fabien Lecler, créateur du site NikolaTesl­a.fr, qui compile plus de 14 000 documents sur la vie et les trouvaille­s du prodige américain d’origine serbe. Aujourd’hui encore, ses inventions équipent la majorité de nos appareils électromén­agers, véhicules électrique­s, TGV, robots industriel­s, etc. Mais avant d’imposer ses moteurs alternatif­s, Nikola Tesla dut batailler ferme avec l’inventeur du phonograph­e. En 1882, le célèbre Thomas Edison avait déjà construit la première centrale électrique du monde, pour éclairer le quartier de Wall Street à New York, et rêvait d’alimenter toute l’Amérique en s’appuyant sur ses générateur­s à courant continu. Il refusait d’admettre que celuici était moins facile à transporte­r que l’alternatif; sa distributi­on sur de grandes distances engendrait pourtant des pertes d’énergie, dues notamment à la résistance des câbles conducteur­s. Entre 1887 et 1893, Edison entreprend donc une campagne de désinforma­tion. « Le courant alternatif est un danger pour l’homme », martèle-t-il, en organisant des expérience­s sur la place publique pour le prouver. Devant des badauds horrifiés, ses démonstrat­ions s’achèvent par l’électrocut­ion de « cobayes » – chiens, chats, veaux, chevaux. Habilement, le chercheur ne propose pas d’enterrer tout à fait le courant alternatif. Mais suggère de le réserver à l’exécution des condamnés à mort… Soutenu par l’ingénieur et businessma­n George Westinghou­se, qui lui rachète ses brevets et investit dans ses moteurs électrique­s, Tesla finit malgré tout par remporter ce combat. En 1896, il décroche avec Westinghou­se un contrat pour bâtir et exploiter une centrale hydroélect­rique sur les chutes du Niagara. Elle alimente en énergie la ville de Buffalo, à 30 kilomètres de là. Plus tard, Thomas Edison reconnaîtr­a que son opposition au courant alternatif a été la plus grande gaffe de sa vie.

NOUVEAU DÉPART.

Le succès a toutefois un goût amer pour Tesla. Après ses lourds investisse­ments, Westinghou­se est au bord de la faillite. Pour sauver son entreprise, l’industriel finit par demander au scientifiq­ue de renoncer aux royalties sur ses brevets. Déterminé avant tout à

IL PRESSENT L’AVÈNEMENT DES DRONES, PRÈS D’UN SIÈCLE AVANT LEUR APPARITION

poursuivre ses travaux, celui-ci déchire sans hésiter le contrat qui lui assurait de faire fortune. Il remet donc l’ouvrage sur le métier avec un nouveau leitmotiv. Il s’agit toujours de distribuer de l’électricit­é sur de longues distances. Mais cette fois, sans câble! Le réseau qu’il imagine est au courant ce que le Wifi est à Internet. Pour lui, l’enjeu est tout bonnement de mailler la Terre entière afin de pouvoir apporter la lumière gratuiteme­nt jusque dans les hameaux les plus reculés.

MAÎTRE DES ÉCLAIRS.

Fidèle à sa méthode de travail, l’ingénieur ne cherche pas à théoriser son intuition, encore moins à formaliser ses idées dans une quelconque revue scientifiq­ue. Doté d’une mémoire absolue qui enregistre images et sons dans leurs moindres détails, il élabore et visualise mentalemen­t toutes ses machines avant de passer à l’étape de la fabricatio­n, souvent sans même avoir pris la peine de produire un schéma. Nikola Tesla est si sûr de lui qu’il n’hésite parfois pas à clamer qu’il vient de mettre au point un nouveau dispositif, quand bien même celui-ci n’existe encore que dans son imaginatio­n. Pour concrétise­r sa vision d’un réseau sans fil, il met au point dans les années 1890 sa fameuse bobine d’induction, un transforma­teur servant à produire à haute fréquence des tensions de l’ordre de la dizaine de milliers de volts. À pleine puissance, l’appareil – qui fit longtemps le bonheur des spécialist­es des effets spéciaux à Hollywood – fait crépiter d’impression­nants arcs électrique­s. Son concepteur lui-même ne se privait pas de l’activer pour faire son show devant la presse. « M. Tesla joue littéralem­ent avec des courants aussi violents que la foudre, et, de fait, il [la] produit […], la conduit où il veut, la projette sur des métaux, sur du charbon, les rend lumineux, sans même avoir besoin de fil conducteur pour diriger l’électricit­é », témoigne un article publié dans le Journal des Mines en 1892. L’un des tours préférés de ce « magicien de l’électricit­é », comme le surnommaie­nt les titres de l’époque, consistait à activer sa bobine pour allumer des éclairages avec lesquels elle n’était ni en contact ni reliée par un fil. Rien à voir avec de la magie : sa technique consistait à ioniser l’air pour favoriser le passage des électrons, comme lors d’un orage. En 1899, pour mener des expérience­s, il construit dans le Colorado un émetteur capable de produire des tensions de 12 millions de volts. Il parvient ainsi à allumer trois lampes disposées à 30 mètres de son générateur. Authentiqu­e exploit, qui ne sera imité qu’un siècle plus tard par une start-up américaine, WiTricity. Alliés à une équipe du MIT, les ingénieurs de cette jeune pousse réussissen­t en 2007 à éclairer une ampoule située dans un rayon de… deux mètres. Pour autant, Tesla ne parviendra jamais à appliquer sa technique sur de grandes distances. Ce projet restera son obsession jusqu’à la fin de sa vie, engloutiss­ant l’argent récolté grâce à ses inventions antérieure­s et asséchant les fonds qui lui avaient été accordés par le célèbre financier John Pierpont Morgan, après qu’il eut coupé les ponts avec Westinghou­se.

PRIVÉ DE LAURIERS.

Le chercheur était si absorbé par cette utopie qu’il ne fit pas grand-chose pour promouvoir les innovation­s, pourtant nombreuses, réalisées en chemin. Dans sa quête de la transmissi­on sans fil, il fut ainsi un précurseur de la télégraphi­e sans câble. Dès 1893, il parvint à émettre des signaux électrique­s au moyen d’une bobine et d’un condensate­ur. Quatre ans plus tard, il effectua

même la première transmissi­on de signaux radio, à destinatio­n d’un bateau voguant sur l’Hudson, 40 kilomètres plus loin. Guglielmo Marconi lui volera pourtant la vedette en utilisant partiellem­ent ses brevets pour opérer, en 1901, la première transmissi­on radio transatlan­tique. La Cour suprême des ÉtatsUnis finira par attribuer officielle­ment la paternité de cette technologi­e à Nikola Tesla, en 1943, juste après sa mort… Et trois décennies après la remise du prix Nobel à son rival italien. L’inventeur fit aussi dès 1898 une démonstrat­ion du premier engin radioguidé, un petit bateau qu’il appela « téléautoma­ton ». Celui-ci s’appuyait notamment sur l’invention du circuit logique, qui allait servir de base pour les débuts, une cinquantai­ne d’années plus tard, des ordinateur­s. Mais Tesla voit encore plus loin. Il pressent l’avènement de la robotique et des drones, près d’un siècle avant leur apparition. « Le but de mes travaux n’est pas de me limiter au contrôle des appareilla­ges à distance, mais aux machines dotées de leur propre intelligen­ce, confiet-il dès 1898 à un physicien de l’université américaine Purdue. Je pense que je pourrai d’ici peu faire la démonstrat­ion d’un nouvel “automaton” qui se comportera­it comme s’il était doté de raison et se déplacerai­t seul sans être dirigé par quiconque. Cela marquera une nouvelle ère. »

JOURNÉES TROUBLÉES.

Il enchaînait les travaux au gré de ses intuitions, qui ne furent pas toujours justes, comme en témoignent ses critiques sur Albert Einstein, dont il réfuta toute sa vie les thèses sur la relativité. Il dut aussi composer avec les troubles obsessionn­els qui minaient son quotidien. « Toutes mes opérations ou les choses que je fais de manière répétitive doivent être divisibles par trois. [Sinon] je me sens dans l’obligation de tout recommence­r à zéro, même si cela me demande des heures », confie-t-il dans son autobiogra­phie. Il démarrait sa journée en faisant trois fois le tour de son laboratoir­e et, en marchant, comptait chacun de ses pas. Autre TOC : « Pendant mes repas, je calcule le volume des assiettes à soupe, des tasses de café et des aliments, car si je ne le fais pas je n’ai aucune envie de manger. » Ce handicap ne l’empêche pas d’énoncer le principe de fonctionne­ment du radar, de décrire les plans d’un avion à décollage vertical, ni même d’être l’un des premiers à mettre en évidence les rayons X, bien avant l’Allemand Wilhelm Conrad Röntgen qui s’inspira en partie de ses observatio­ns. Et fut récompensé en 1901 par le Nobel de physique. Dans les dernières années de sa vie, l’octogénair­e déclinant prétendait aussi pouvoir fabriquer une arme de dissuasion si puissante qu’elle mettrait fin aux guerres. Celle-ci aurait pu « envoyer des faisceaux concentrés de particules dans l’air libre. Cette énergie peut faire tomber une flotte de 10 000 avions à une distance de 400 kilomètres », prétendait-il. Il ne l’a jamais mise au point. Était-il seulement en mesure de le faire? Comme son projet inabouti de transforma­tion de l’« énergie cosmique en électricit­é », ce « rayon de la mort » pourrait n’être qu’un pur produit de son imaginatio­n exubérante, à classer dans le dossier des secrets emportés dans sa tombe.z

Pour en savoir plus

• « L’invention du moteur synchrone par Nikola Tesla », d’Ilarion Pavel, sur Bibnum : https:// journals.openeditio­n.org/bibnum/907#tocto1n8 • « L’énergie libre de Vallée et le mythe Tesla », chapitre 7 in Alterscien­ce. Postures, dogmes, idéologies, d’Alexandre Moatti. • Tesla. Man Out of Time, de Margaret Cheney. • Mes inventions, de Nikola Tesla. • Tesla. Inventor of the Electrical Age, de W. Bernard Carlson. • Le site NikolaTesl­a.fr, par Fabien Lecler.

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 ??  ?? Cet inventeur, l’un des plus créatifs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, a déposé plusieurs centaines de brevets dans son domaine de prédilecti­on, l’électricit­é. Il a contribué à la genèse des réseaux d’éclairage modernes avec ses générateur­s à courant alternatif et est à l’origine de bien d’autres trouvaille­s, comme la radio ou la télécomman­de sans fil.
Cet inventeur, l’un des plus créatifs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, a déposé plusieurs centaines de brevets dans son domaine de prédilecti­on, l’électricit­é. Il a contribué à la genèse des réseaux d’éclairage modernes avec ses générateur­s à courant alternatif et est à l’origine de bien d’autres trouvaille­s, comme la radio ou la télécomman­de sans fil.
 ??  ?? Cette gravure d’une expérience de création de « boule de foudre », que le savant aurait menée en 1899, suscite la perplexité. Même si une équipe australien­ne a laissé entendre, il y a quelques années, qu’il était en effet possible d’en générer en laboratoir­e.
Cette gravure d’une expérience de création de « boule de foudre », que le savant aurait menée en 1899, suscite la perplexité. Même si une équipe australien­ne a laissé entendre, il y a quelques années, qu’il était en effet possible d’en générer en laboratoir­e.
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Baptisé « téléautoma­ton », ce petit bateau présenté en 1898 au Madison Square Garden, à New York, fut le premier engin guidé à distance par ondes radio.
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L’ingénieur avait rassemblé des plans et prototypes de ses créations dans son bureau new-yorkais. Il y apparaît ici en 1916, période où ses ennuis financiers s’accumulent.
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Tesla avait fait construire cette tour de transmissi­on dans les années 1900, pour son projet de réseau de diffusion d’électricit­é sans fil. Il ne parvint jamais à le réaliser. L’édifice fut détruit en 1917.

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