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LA VIE DEVANT SOI

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La trêve estivale oblige à s’arrêter, à faire le point sur une saison qui, pour votre magazine, défile de septembre à juillet. À l’heure où vous lisez ces lignes, la rédaction apprécie une autre vie que la sienne, d’ordinaire ponctuée de recherches d’histoires singulière­s et de bons « angles » pour vous les narrer. Sur pause, la cervelle opère alors un drôle de cheminemen­t, comme si elle digérait tout ce qu’elle avait ingurgité dans l’année. Ainsi, quand la Commission d’enrichisse­ment de la langue française publie le résultat de ses travaux avec l’honorable ambition de chasser les anglicisme­s, quitte à révéler

(1) un vocable insolite pour conter l’évolution de la société, l’ironie embrase l’esprit. Saviez-vous qu’il faut parler aujourd’hui d’un « accrolivre » (« page turner », en anglais) pour désigner ce que l’on appelait, hier, un bouquin captivant? Pensez à dire « magasin amiral » (« flagship store ») pour décrire une grande boutique de marque, ou à utiliser le terme, certes empreint de poésie, « publicité caméléon » (native advertisin­g), pour définir une réclame ressemblan­t à s’y méprendre à un article de presse? Avec l’esprit badin du vacancier, tentons de faire avancer le schmilblic­k de la commission susnommée en lui donnant matière à réflexion pour ses futures délibérati­ons sur le sens des mots nouveaux.

Peut-on faire confiance à une « intelligen­ce artificiel­le » pour résoudre l’ânerie naturelle? Si la « monnaie virtuelle » ne déforme pas les poches, remplit-elle l’estomac? D’ailleurs, on peut se demander si, à mesure que les humains « s’augmentent », la condition animale ne régresse pas. Sur cette question comme sur d’autres, les « assistants vocaux » – qui ont réponse à tout – devraient souffler des solutions judicieuse­s aux dirigeants sourds aux doléances citoyennes exprimées sur les « réseaux sociaux ». Toujours connecté, c’est bien ; jamais déconnecté, n’est-ce pas mieux? Au fait, c’est quoi une « fausse informatio­n » (fake news), sinon de la désinforma­tion, de la propagande ou de la rumeur? Les mots, comme les maux, existent déjà, pourquoi les contourner? Pour créer la confusion? Demain, une « voiture autonome » conduira en toute liberté ses passagers vers des destinatio­ns qu’ils refusent, selon le principe bien connu des mouvements autonomist­es. Le contraire du « transhuman­isme », c’est l’ignorance des hétéros ? Et si les recherches en « biotechnol­ogies » étaient conduites par des sectes de végans et d’intolérant­s au gluten, ça priverait les autres des bénéfices de la science? À l’école, on dit que donner, c’est donner; reprendre, c’est voler. Selon ce principe, les géants du numérique, collecteur­s de données personnell­es offertes de bon coeur, peuvent dormir sur leurs deux (grandes) oreilles…

L’écrivain à succès Alain Damasio (lire p. 32) enfonce le clou en interrogea­nt plus largement le lecteur : accrochés à une laisse, même invisible, les humains gardentils une quelconque liberté? Pour y réfléchir, il faut certaineme­nt se replonger dans une autre littératur­e, entrée en mai dernier dans La Pléiade (2). Celle du seul auteur ayant reçu deux fois le prix Goncourt en déclinant à deux reprises un siège à l’Académie française. Ce romancier, qui a traversé le siècle sous cinq identités (Kacew, Gary, Ajar, Sinibaldi, Bogat) et à qui l’on doit Les racines du ciel et La promesse de l’aube, évoque, non sans humour et autodérisi­on, la difficulté de gagner son indépendan­ce et de conserver son intégrité. « Je pense que pour vivre, il faut s’y prendre très jeune, parce qu’après on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux », fait-il dire à Momo un gamin hébergé par la tenancière d’une pension « pour les

(3) gosses qui sont nés de travers » – les enfants de prostituée­s qui se « défendent avec leur cul ». Romain Gary, alias Émile Ajar, éblouit par son style luxuriant et son imaginaire fertile. « Quand vous commencez à souffrir de claustroph­obie, des barbelés, du béton armé, du matérialis­me intégral, imaginez ça, des troupeaux d’éléphants, en pleine liberté, suivez-les du regard, accrochez-vous à eux, dans leur course, vous verrez, ça ira tout de suite mieux… » En n’oubliant jamais que la vie est devant soi.˜

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