Les gorets de Twitter
Par ennui ou pour jouer les caïds de bac à sable, certains twittos cherchent à blesser gratuitement. Sans penser aux conséquences.
Un faux profil Twitter, composé d’un pseudo passepartout et illustré d’une photo de suricate. C’est la couverture que nous avons choisie pour infiltrer le monde peu ragoûtant des twittos malveillants. Ces énergumènes qui, au lieu de nourrir les conversations en ligne, préfèrent pourrir les fils de discussion. Notre camouflage se fond assez bien dans le décor, l’anonymat constituant la règle chez ceux qui publient des images déplacées et agressives, ou tiennent des propos fascisants. Même notre compte vide de contenu ne formalise personne car, chez ces provocateurs, les profils sont voués à disparaître et réapparaître au gré des vagues de signalements. Le plus difficile ? Trouver les rares twittos injurieux dont l’option « message privé » reste ouverte pour entrer en contact avec eux directement. Au petit bonheur la chance, nous lançons des amorces de discussion, comme autant d’hameçons. Lequel mordra le premier ? Lequel consentira ainsi à nous expliquer ses motivations ?
DES PETITS MOUTONS NUISIBLES. L’un d’entre eux se fait appeler Nono_36. On l’apprendra plus tard, ce chiffre porté en étendard correspond au nombre de bannissements que cet adepte de l’insulte gratuite se targue d’avoir obtenu sur Twitter. Lorsqu’un « raid numérique » se prépare, son truc à lui consiste à rejoindre la meute pour participer à l’attaque groupée en ligne contre une cible. N’importe laquelle. Petit mouton nuisible, il ne témoigne d’aucune forme de culpabilité. Regrettant juste le temps où Twitter n’avait pas encore durci sa politique de modération. Entre décembre 2016 et décembre 2018, le taux de tweets signalés étudiés sous vingt-quatre heures pour être supprimés est en effet passé de 20 % à 90 % – une hausse significative, selon les chiffres livrés en février 2019 par la Commission européenne(1). Mais Twitter continue de jouer au mauvais élève, avec seulement 43,5 % de contenus effacés, contre 82,4 % pour Facebook et 85,4 % pour YouTube, selon la même source.
UN IMMENSE TERRAIN DE JEU. Ainsi, le réseau de microblogging reste avant tout, aux yeux des multirécidivistes comme Nono_36, un immense terrain de jeu dénué des règles de civilité habituelles. Julien, 20 ans, spécialiste d’insultes à tout-va, trois suppressions de compte à son actif, nous explique que passer ses nerfs sur Twitter constitue un loisir au même titre que les jeux vidéo et la musculation. « Ça dépend du temps que j’ai à perdre. En ce moment, j’en ai beaucoup », confesse-t-il. Un autre twittos V qui a pris l’habitude d’envoyer des photos non sollicitées de son pénis (des dick pics) à des internautes féminines par message privé, donne également, en guise de justification, l’envie de tromper son ennui. Comme si ces interactions virtuelles tombaient dans le vide, sans jamais toucher celles et ceux qui en font les frais, à l’autre bout du réseau.
« Être caché derrière son écran diminue l’empathie », rapporte Bérengère Stassin, maîtresse de conférence en sciences de l’information à l’Université de Lorraine. « Il devient beaucoup plus facile de nuire à quelqu’un quand on ne voit pas l’effet que cela produit. » La virtualité facilite, selon elle, une désinhibition, favorisant le passage à l’acte, allant même jusqu’à l’exhibition dans le cas des dick pics. Une étude israélienne réalisée en 2012 par des chercheurs en cyberpsychologie de l’Université de Haïfa avance que, plus que l’anonymat, l’absence de contact visuel encourage la toxicité en ligne, et notamment le « flaming » (l’énoncé de propos « inflammatoires », hostiles, insultants). Cette absence de compassion vis-à-vis de l’autre a été baptisée « l’effet cockpit », en référence au pilote de chasse isolé dans sa cabine, coupé des dommages infligés à sa cible.
D’autres sont parfaitement conscients de la portée de leurs actes et agissent en toute connaissance de cause. Ainsi en est-il de cet habitué du forum 18-25 du site jeuxvideo.com
– qui est réputé pour la haine qui y circule.
« ÊTRE CACHÉ DERRIÈRE SON ÉCRAN DIMINUE L’EMPATHIE »
Sous l’identité de Beautiful Feminazie, il a entrepris une croisade « contre la bêtise humaine ». Ses cibles ? Les lesbiennes, les gays et les féministes, qu’il aime tourner en ridicule. Pour atteindre ces derniers, il s’emploie à attirer l’attention de ses 13000 abonnés sur des tweets qui lui déplaisent. Charge ensuite à sa communauté obéissante de fondre sur l’auteur de la déclaration incriminée, en le bombardant de messages. « On note une constance dans leur objectif : réduire au silence et délégitimer la parole de certaines catégories de personnes, dont les femmes, en premier lieu », explique Aurélie Latourès, chargée d’études au centre Hubertine Auclert, un organisme francilien dédié à l’égalité femmes-hommes.
SUSCITER PEUR ET COLÈRE. D’ailleurs, selon le Lobby européen des femmes (coalition d’associations oeuvrant dans l’Union européenne), 73 % d’entre elles déclarent être victimes de cyberviolences. Plus généralement, ces agressions verbales ou visuelles interviennent comme des sanctions à l’encontre de qui met à mal la structure sociale dominante ou ose défier les normes de genre. Le chanteur français Bilal Hassani, ayant concouru à l’Eurovision de la chanson en 2019, et victime de harcèlement homophobe sur les réseaux sociaux, en a récemment fait les frais sur le Twitter français. Certains adeptes de l’invective en ligne que nous avons contactés – soit dit en passant, exclusivement des garçons ou des hommes – l’admettent souvent ouvertement : ils espèrent ainsi « intimider », « susciter la peur et la colère », et même « faire disparaître ». Mais qui ? Pour citer le plus explicite de nos interlocuteurs : « Les féminazies (surnom moqueur donné aux féministes par leurs détracteurs – NDLR), les Noirs, les trans et ce genre de personnes (sic). »
Contrairement à ce que l’on peut croire, générer ce type de polémique ne constitue pas l’apanage d’une minorité d’internautes asociaux et extrémistes. Justin Cheng et un collectif de chercheurs de l’Université de Stanford et de Cornell (États-Unis)(2) ont observé, à travers une simulation en ligne, que des personnes ordinaires pouvaient se laisser aller à de tels comportements, par un effet d’entraînement. Comme si on perdait son libre arbitre en passant trop de temps en ligne. Voilà peut-être pourquoi Julien n’a pas de réponse précise lorsqu’on lui demande d’expliquer le sens de certains de ses tweets comme « Ta gueule grognasse » et « Un vrai homme bât (sic) sa femme ». S’il a proféré ces injures, c’était avant tout « pour susciter des réactions ». Déscolarisé à 16 ans, il a intensément fréquenté certains forums d’extrême droite jusqu’au trop-plein, en fin d’année 2018, où il réalise qu’il déborde de haine « envers les autres et envers [lui]-même ».
Selon Emmanuelle Piquet, psychologue spécialisée dans les questions de harcèlement scolaire, insulter ou agresser masqué sur Internet sert d’exutoire à une colère inexprimable ailleurs. « Les auteurs de ces invectives cherchent à pallier une absence de relations satisfaisantes en allant quérir de l’intensité, même négative, développe-t-elle. Ceux qui déchargent leur frustration ressentent ainsi un sentiment de puissance.» Seul antidote connu pour que ces internautes malveillants finissent par rabattre leur caquet, selon elle: tomber sur plus cruel que soi.
L’ARROSEUR ARROSÉ. Certains comptes Twitter adoptent cette stratégie de l’arroseur arrosé pour désamorcer les polémiques. Ainsi, Balance ta dick pic épingle publiquement des usagers ayant sévi via l’envoi de photos de leur intimité en dévoilant ouvertement leur identité. Un autre, Gourous toxiques, pointe du doigt ceux qui utilisent leur large influence pour nuire à d’autres twittos, en effectuant des captures d’écran des méfaits constatés. Dans les rangs des cyberharceleurs, la démarche déplaît fortement. « Recourir à la dénonciation pour jouer les Zorro des réseaux, c’est complètement ridicule », peste un certain Chris, sans noter l’ironie de sa remarque. Car ces miroirs le renvoient à sa propre pratique de petit caïd des bacs à sable. Voilà qui pourrait, enfin, le faire réfléchir ?