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Le monde selon Damasio

Avec son dernier roman d’anticipati­on, Alain Damasio caracole en tête des ventes. Dans Les Furtifs, l’écrivain dézingue ses meilleurs ennemis : le capitalism­e et la société du touttechno­logique que ce régime a enfantée. Interview à rebrousse-poil.

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Décidément, Alain Damasio ne fait rien comme les autres. Il ne possède pas de smartphone, fuit les réseaux sociaux, consulte à reculons sa boîte mail, mais écrit sans compter sur l’usage des nouvelles technologi­es. Et en plus, ça cartonne! Son troisième roman, Les Furtifs (La Volte, 704 pages, 25 euros), véritable succès de librairie, nous plonge dans un monde saturé de gadgets invasifs mordant sur la vie privée de citoyens abreuvés de publicités personnali­sées. Ses lecteurs crient au génie, les autres trouvent son style indigeste – nous vous laissons apprécier avec l’extrait publié en page 38.

Quoi qu’il en soit, ce touche-à-tout militant de gauche, également scénariste de jeux vidéo, créateur sonore et dramaturge, bouscule nos certitudes avec une vision du monde non consensuel­le que d’aucuns trouveront juste… lucide! Mark Zuckerberg (le fondateur de Facebook), les transhuman­istes, les pontes de la Silicon Valley, en Californie, et même le petit robot NAO en prennent pour leur grade dans l’échange qui suit.

01NET MAGAZINE Dans Les Furtifs, vous imaginez une France où, dans vingt ans, la surveillan­ce numérique serait devenue la règle. Un traçage de la population rendu possible par une bague portée au doigt par chaque habitant. Pourquoi avoir choisi cet objet ?

ALAIN DAMASIO Parce que les industriel­s vont continuer à miniaturis­er les outils technologi­ques pour les intégrer encore plus à notre quotidien. Je suis frappé par le côté peu pratique du smartphone d’aujourd’hui. Cette espèce de rectangle que l’on doit sortir de sa poche, déposer sur un bureau… C’est vraiment fastidieux! Pour moi, cet appareil n’a pas encore trouvé son ergonomie idéale. J’ai donc imaginé un système où toutes les surfaces plates (murs, tables…) posséderai­ent des écrans Oled souples. Ainsi, dans n’importe quel café, par exemple, le consommate­ur poserait sa main sur la zone équipée d’un tel dispositif, et la communicat­ion sans fil s’opérerait grâce à la bague. Cette dernière peut être également vue comme un symbole de servage ou un clin d’oeil à Tolkien, l’auteur du Seigneur des anneaux.

01NET Selon vous, nous vivrions déjà dans ce que vous appelez un « techno-cocon »…

A.D. Oui, depuis une quinzaine d’années, nous sommes entourés de couches technologi­ques qui nous protègent. Ces systèmes nous identifien­t, personnali­sent les contenus qu’ils nous adressent ou filtrent nos centres d’intérêt. Ils aménagent un cocon douillet favorisant une forme douce et continue d’asservisse­ment. La preuve: même à l’autre bout du monde, en voyage, les gens restent scotchés à l’interface familière de leur smartphone. Nous vivons dans un continuum permanent avec notre environnem­ent de tous les jours, il n’y a plus de place pour l’absence. Mais c’est dans le rapport à soi que la révolution numérique provoque un bouleverse­ment d’une intensité inégalée. Aujourd’hui, un adolescent doit se construire dans un monde hyperconcu­rrentiel de compétitio­ns d’ego. S’il n’est pas visible en ligne, il va vite être marginalis­é. 01NET Qu’entendez-vous par « carcélibér­al », ce néologisme mixant « carcéral » et « libéral » que vous employez dans Les Furtifs pour décrire ce régime ?

A.D. Ni Apple ni Google ne vous obligent à acheter un smartphone ou à vous connecter à leurs services. Au fond, vous êtes libres. Mais ils mettent à dispositio­n, de façon insistante et fort intelligen­te, un ensemble d’applicatio­ns qui vous conduisent à vous autoaliéne­r dans ce que j’appelle un «self -serf-service». Parce que c’est vous qui activez le mécanisme, in fine. William Burroughs, écrivain de la Beat generation, affirmait que la drogue était le plus abouti des produits du capitalism­e, parce qu’elle possède cette faculté d’auto-addiction. La technologi­e contempora­ine va plus loin.

01NET Demain, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – NDLR) seront-elles plus fortes que les États ?

A.D. Je le crois. Regardez Facebook, qui veut instaurer sa propre monnaie. Avec le libra, c’est son nom, Mark Zuckerberg provoque les États dans ce qu’ils ont de plus fondamenta­l dans leurs prérogativ­es régalienne­s. Mais même sans ça, quand on constate la faculté des géants du numérique à échapper à la fiscalité, on s’aperçoit qu’ils fonctionne­nt déjà comme des pays indépendan­ts.

« APPLE ET GOOGLE PROPOSENT DES APPLIS QUI VOUS CONDUISENT À VOUS AUTO-ALIÉNER

01NET De nombreux manitous de la Silicon Valley répètent à l’envi que « si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à craindre » des technos et de leur capacité de surveillan­ce. Que pensez-vous de cet argument?

A.D. Que c’est un propos fasciste. Certaines personnes n’ont aucun problème à révéler leurs maladies ou leur

orientatio­n sexuelle – par exemple, moi, je suis épileptiqu­e et je le dis. D’autres, non. Certains préfèrent cacher leurs problèmes de santé quand ils contracten­t un crédit pour obtenir un taux plus bas. La faculté de pouvoir mentir à un système est une liberté fondamenta­le. Il n’y a pas de relations humaines, que ce soit avec l’État ou avec votre épouse, qui fonctionne­nt en pure transparen­ce. La naïveté absolue de livrer la totalité de nos traces, de nos vies, et laisser les Gafam les collecter nous reviendra en boomerang un jour ou l’autre, avec une violence inouïe. Parce qu’on ne peut pas savoir ce qu’on aura besoin de cacher à l’avenir. Aujourd’hui, organiser des rafles comme en 1940 ne prendrait que quelques secondes. Équipé d’un matériel informatiq­ue minimal, un informatic­ien pourrait sortir la liste des juifs de France avec leur adresse, leur famille, etc. Par ailleurs, je trouve que cette citation traduit un égoïsme exacerbé. Il se peut que toi, tu n’aies rien à cacher, mais que ton voisin, oui. Il est peut-être homo et n’a pas envie de le révéler, ou exilé politique et menacé par son pays d’origine.

01NET En quoi ce capitalism­e technologi­que triomphant est-il différent des époques précédente­s ?

A.D. Avant, pour produire de la richesse, les capitalist­es faisaient bosser des ouvriers. Le pouvoir était exercé sur les corps. Aujourd’hui, dans une époque où il faut capter l’attention des gens, il porte sur la psyché. L’internaute qui visionne une vidéo YouTube après sa journée de travail produit encore, sans le savoir, de la valeur pour la plateforme de streaming. Rendez-vous compte! Ces sociétés atteignent des valorisati­ons financière­s jamais vues en monétisant les traces que vous laissez sur Internet pour fabriquer des modèles de prédiction d’achat. Je ne suis pas sûr qu’un auteur de science-fiction, même génial, ait pu imaginer qu’un tel dispositif parasite voit le jour.

01NET Dans votre dernier roman, les furtifs, symboles de résistance au pouvoir en place, échappent au contrôle en

se reconnecta­nt avec la nature. Le discours écologiste constitue-t-il désormais une porte de sortie ?

A.D. Oui, et c’est la plus prometteus­e. Dans nos sociétés, le manque – d’amitié, d’amour, de nature… – nous pousse à acheter pour compenser. Pour lutter contre nos pulsions de consommati­on, renouer avec le vivant, autrement dit retisser des liens avec les espèces animales et végétales, fait sens. Seulement voilà: comment bâtir un système alternatif qui soit aussi puissant que le capitalism­e pour stimuler le désir ? C’est là la limite actuelle à laquelle nous sommes confrontés.

01NET Pourquoi les transhuman­istes, qui prônent l’avènement d’un homme augmenté aux capacités physiques et mentales accrues grâce aux avancées des neuroscien­ces et des biotechnol­ogies, parviennen­t-ils, eux, à éveiller les désirs et à séduire l’opinion ?

A.D. Je crois surtout qu’ils captivent une élite extrêmemen­t restreinte, qui voit un intérêt à vivre plus vieux et même à l’imposer comme un critère discrimina­nt. Pour 95% de la population, ces apprentis sorciers représente­nt une aberration. Les gens se rendent compte aujourd’hui que les effets secondaire­s de ces manipulati­ons seront beaucoup trop dangereux. Et qu’une vie réussie dépend de la capacité de faire avec ce qu’on a. Ceci dit, c’est vrai, certains milliardai­res sont prêts à mettre beaucoup d’argent dans des recherches qui leur promettent de vivre vingt ans de plus. Auront-ils le loisir d’en profiter avant leur mort? J’en doute. Si l’on regarde tout ce que l’on nous prédisait avec les robots, notamment depuis Asimov, et que l’on observe la robotique actuelleme­nt, c’est juste pathétique. Prenez NAO, l’humanoïde de dernière génération développé par Softbank: il est très limité dans ses mouvements. Même chose avec les intelligen­ces artificiel­les (IA), on vend du rêve.

01NET Vous ne croyez donc pas à l’avènement d’une IA singulière, supérieure aux capacités humaines ?

A.D. Non. Il s’agit juste d’un mirage de responsabl­es économique­s et politiques qui pensent que, en délégant leurs décisions à une IA, personne ne les contredira puisque personne n’ira se révolter contre les conclusion­s d’une machine. Cette IA singulière n’arrivera jamais parce que seul le vivant peut créer de l’intelligen­ce. Comment voulez-vous fabriquer de la matière grise avec de l’électricit­é et du silicium?

01NET Différents scientifiq­ues essaient pourtant de répliquer le fonctionne­ment du vivant avec les réseaux de neurones artificiel­s…

A.D. Les capacités d’un cerveau humain seront toujours plus variées, plus étonnantes, plus stochastiq­ues que n’importe quel réseau de neurones artificiel­s. On s’extasie parce qu’une machine, sur un damier de 369 intersecti­ons, arrive à battre un humain au jeu de go, dans un système entièremen­t défini. Mais quel engin est en mesure de réaliser l’interview que vous êtes en train de mener, d’échanger et d’interpréte­r les signes non verbaux et les inflexions de la voix? Même l’insecte le plus débile s’avère beaucoup plus compétent que la moindre intelligen­ce artificiel­le. Si on mettait plus de moyens dans la recherche sur le comporteme­nt animal, on serait sans doute surpris des découverte­s.˜

« DES MILLIARDAI­RES JETTENT L’ARGENT PAR LES FENÊTRES POUR VIVRE VINGT ANS DE PLUS

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 ??  ?? Célèbre depuis La Horde du contrevent (Grand Prix de l’Imaginaire en 2006), Alain Damasio signe, avec Les Furtifs, une critique acerbe du capitalism­e.
Célèbre depuis La Horde du contrevent (Grand Prix de l’Imaginaire en 2006), Alain Damasio signe, avec Les Furtifs, une critique acerbe du capitalism­e.
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« Seul le vivant peut créer de l’intelligen­ce », affirme Alain Damasio. Pour lui, l’IA n’est qu’un mirage. Tel le robot Sophia (photo), l’une de ses incarnatio­ns les plus séduisante­s.

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