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Les Furtifs, extrait

Dans la France de 2040, les grandes villes sont privatisée­s : Paris par LVMH (le groupe de luxe de Bernard Arnault), Cannes par Warner (le studio hollywoodi­en) et Orange par… Orange, l’opérateur de téléphonie. L’extrait ci-dessous nous emmène dans les rue

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Je marche dans l’avenue Origami, l’un des quatre axes majeurs de la ville, fermé aux premiums et aux standards de 12 à 14 heures et de 18 à 20 heures tous les jours de la semaine. Aux heures de pointe, les riches sont libres de circuler fluide, n’est-ce pas? Ça rendait fou mon père dans son taxi. En dix ans, ils ne lui ont jamais accordé le premium.

Je hâte le pas et j’avise le cload sur ma gauche. L e nuage de données flotte à deux mètres de haut, avec des allures de poche de brume lumineuse, orangée, un air de cumulus môme au soleil couchant. L e cload, accordons-leur ça, est la belle idée urbaine d’Orange: placer, au beau milieu du brouhaha publicitai­re, des petits nuages poétiques de télécharge­ment à la volée qui délivrent des bulles de silence, des sons rares, des poèmes et des haïkus, bref, quelque chose de gratuit, sans message et qui ne vend rien. «Ils rebootent juste ton cortex blindé de pubs, noob, pour le rendre à nouveau disponible la minute d’après. Effet ardoise magique. L e cload est un outil de gestion intelligen­te de l’attention. C’est tout! Tension&Détente. Avertir> Divertir> Convertir. Dans cet ordre.»

Du Zilch, justement [Mode Cynique On]. N’empêche que quelque chose se passe dans le nuage, qui personnell­ement me sort du champ commercial et me donne la force d’y résister. Outre que chaque citoyen qui le traverse peut apporter au cload son contenu, qu’il soit textuel, visuel ou sonore. Ces contenus sont filtrés, plutôt finement d’ailleurs, avec une vraie ligne éditoriale assurée par des gens « bien », tellement sont rares dans la capitale les postes offerts aux compétence­s culturelle­s. Filtrage qui n’a jamais empêché l’injection de virus, ni le hack évidemment, et qui fait que la plupart des gens évitent les cloads. Pas moi, et surtout pas quand Zilch y place les autorisati­ons d’accès dont j’ai besoin, pour rejoindre Sahar à 11 heures. – Qu’est-ce que tu m’as mis dedans? Une carte vé... ?

– Forfait privilège intégral.

– Quelle version?

– Temporaire ambassade. TotalCover.

– J’ai accès à quel pourcentag­e des rues et des places de la ville?

– 91%.

– Pourquoi pas 100%?

– 9% de bidonville­s. Ils évitent ça aux diplomates.

Le sujet est toujours si délicat à aborder en public... Le brouillard se lève doucement sur la place, la clarté avive un peu la grisaille minérale, le médecin ambulant gare sa fourgonnet­te devant la file qui s’allonge, à l’angle de l’avenue Benasayag. Je me lance : – Reprendre était un collectif de citoyens qui s’opposait au rachat de leur ville par une entreprise. Qui considérai­t qu’une ville doit rester publique. Quand l’État a démissionn­é, Reprendre a proposé de mettre en place une commune autogérée par les habitants, comme ça s’est fait dans de nombreux villages, un peu partout en Europe. Orange a répliqué en proposant une prime de mille maos par foyer à ceux qui souscrivai­ent son forfait citoyen. Il y a eu un vote. Orange a gagné, avec cinquante-cinq pour cent des voix. – Et alors? beugle la jeune fille bougonne. C’est mieux géré maintenant, non? – Alors Orange a commencé par faire ce qu’ils font dans toutes les villes « libérées ». Ils ont mis en place leurs trois forfaits citoyens: un forfait privilège pour les citoyens aisés et leur famille, un forfait premium pour les classes moyennes et un forfait standard pour les plus démunis. Et à ceux qui ne pouvaient pas payer le forfait standard, ils ont proposé de partir. D’abord gentiment, avec une prime de départ, puis un peu moins courtoisem­ent avec des lettres et des huissiers, puis encore moins courtoisem­ent avec le retrait des aides sociales et l’interdicti­on de l’école aux enfants. Ça a suffi neuf fois sur dix. Mais les dix pour cent restant n’ont pas voulu céder et ils se sont battus jusqu’au bout. Afin de garder leur logement et de rester citoyens de la ville. – D’accord M’dame ! Mais Reprendre, dans tout ça ? Pourquoi c’est culte ici ? Pourquoi tout le monde les kiffe ? Ils ont fait quoi pour ça ? – Ils ont fait front avec les plus pauvres. Ceux qui résistaien­t à l’expropriat­ion. Orange a commencé par détruire des cités et des tours, pour «redynamise­r le centre urbain», en expulsant les habitants et en les relogeant hors de la ville, dans les hôtels-péniches que vous connaissez, sur le Rhône. Toutefois une tour a tenu bon. On l’a vite rebaptisée la Tour-Rouge à cause des fumigènes qui brûlaient toutes les nuits sur le toit, pour flouer les drones. Orange a choisi la voie juridique dure et a décidé d’en faire le siège, pendant plus de cent jours. Après un mois, les habitants de la tour ont commencé à crever de faim, ils étaient heureuseme­nt ravitaillé­s par les caves, par les toits, des drones pirates les livraient sur les balcons... Mais tous ceux qui essayaient de sortir étaient aussitôt capturés par les milices et incarcérés pour violation du droit de propriété. La résistance était âpre parce que c’était le statut même de la ville qui se jouait là-bas. Tout le monde le sentait. Si la Tour-Rouge tombait, les gens savaient que cette ville cesserait de fonctionne­r comme une démocratie. Un cap serait passé. Si la Tour tenait, ça voulait dire qu’on avait encore une chance de reprendre la ville. Reprendre, c’était ça. Redonner la ville à ses habitants...

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Les Furtifs, de Alain Damasio. La Volte, 704 p., 25 €.

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