RETOUR À LA RAISON
Al’origine, il s’agissait d’inviter à table tous les convives, sans distinction de moyens, de nationalité, de sexe ou d’opinion. Chacun venant à sa guise proposer ses petits plats ou apprécier ceux des voisins. Internet était un buffet gratuit, sans autre règle que celle de ne pas en avoir. Seulement voilà, sans doute par excès d’enthousiasme, les commensaux se sont mis à offrir à leurs semblables des mets qui ne leur appartenaient pas. C’est bien connu : la générosité s’exerce plus spontanément avec le bien d’autrui. Or la création (musicale, cinématographique, littéraire, scientifique ou journalistique) exige autant de bras que de cervelles à nourrir. Comme le veut l’adage, tout travail mérite salaire. Ainsi, l’utopie d’un banquet gratis, ouvert à tous les estomacs, vit ses dernières heures sur le Vieux Continent. L’Union européenne a tranché avant l’été (1), en promulguant sa directive sur les droits d’auteur, que notre lumineux Hexagone s’est empressé de compléter par une loi pour la presse. Concrètement, il s’agit de contraindre les Google et autres Yahoo! à rémunérer les éditeurs à qui ils empruntent articles et autres vidéos pour faire leur beurre. Une taxe «Google Images» devrait suivre, selon le même principe, pour rétribuer les photographes.
Haro sur la liberté d’informer, censure sur la culture offerte à tous, proclament les concernés. Ils rappellent d’ailleurs que leur modèle économique, basé sur la mise à disposition gracieuse de « contenus », n’est pas rentable. De nouvelles taxes condamneraient à coup sûr leurs louables desseins. Dans pareille situation, on se remémore Érasme : «L’esprit de l’homme est ainsi fait que le mensonge a cent fois plus de prise sur lui que la vérité. » Pour mémoire, la maison mère de Google a encaissé 123 milliards d’euros de recettes en 2018, soit peu ou prou la somme des PIB de deux pays, le Luxembourg et la Bulgarie. Réguler, c’est arbitrer dans un souci d’équité et de responsabilité. L’heure est donc aux mises au point, n’en déplaise aux libertaires. En Angleterre, on érige des systèmes (lire p. 16) pour éloigner de la vue des mineurs les clips pornographiques, omniprésents sur la Toile. Profitons de l’occasion pour rappeler que la diffusion gratuite de ces oeuvres grivoises, au mépris, là encore, des auteurs, conduit actrices comme acteurs à exercer dans des conditions très précaires (2). La précarité, c’est-à-dire ce qui n’offre nulle garantie de stabilité, les gardiens de l’Internet la connaissent bien eux aussi (lire p. 30). Mal payés et peu considérés, ces nettoyeurs expurgent des forums et autres réseaux sociaux propos et images animées nauséabonds, à une cadence infernale. Ces Sisyphes épluchent ainsi 5000 à 10000 posts par jour. Chaplin n’en reviendrait pas.
Les temps modernes apportent parfois leur lot de satisfactions. À l’heure de la rentrée scolaire, synonyme de grosses dépenses (3), les jeunes se montrent avides de produits reconditionnés. Selon une récente enquête (4), 71 % des 18-24 ans et 59 % des 25-34 ans ont déjà envisagé d’acquérir des articles de seconde main, appâtés par les prix alléchants, et motivés par une certaine «conscience écologique». Aider à réparer plutôt que remplacer, ça reste l’ambition de nos pages « Maîtriser», si ce n’est que, désormais, notre guide d’achat annuel (lire p. 42) propose une sélection d’appareils d’occasion révisés et de fins de série. Mais gare à l’euphorie. Dans la France de Giscard, on n’avait pas de pétrole, mais on avait des idées pour développer l’énergie solaire, la géothermie… Quarante ans plus tard, au lieu de produire, on importe batteries électriques et panneaux photovoltaïques. Et si, avec un peu de persévérance, le reconditionnement nous permettait de reprendre la main, en arrêtant de jeter pour mieux restaurer, voire améliorer ? Ce serait le grand soir des techniciens et le retour des ateliers! On remplacerait le lithium des accus par du sodium produit à partir d’eau salée (lire p. 14) – avec 3 427 kilomètres de côtes, on n’en manque pas. Notre confrère Henri Jeanson nous opposerait peut-être qu’il «faut vivre pour rêver et non pas rêver pour vivre ». Pèche-t-on par excès d’optimisme ?