Fenêtre sur cour : ils jouent les cyberdétectives
Homicides non élucidés, disparitions de personnes inexpliquées... Certains internautes passionnés s’attaquent au problème. Quelques fois avec succès.
Découvrez ces internautes passionnés qui s’attaquent aux affaires d’homicides et de disparitions non élucidées.
Les faits ne datent pas d’hier. Le 21 avril 2011, les corps d’Agnès Dupont de Ligonnès et de ses quatre enfants sont retrouvés, enterrés sous la terrasse de leur maison. « Victimes d’une exécution méthodique », selon les enquêteurs. Xavier, le père, s’est volatilisé. Le principal suspect serait-il en cavale? Ou aurait-il mis fin à ses jours, comme le suggère le
journaliste Guy Hugnet dans son récent
(1) ouvrage consacré à l’affaire ? Aujourd’hui encore,« la tuerie de Nantes » demeure un mystère. Et suscite toujours l’émoi. Surtout sur la Toile où, comme d’autres meurtres ou disparitions sans raison apparente, elle a fait naître des vocations de cyberdétectives. Il faut dire que, selon Jean-Marc Bloch, l’ex-patron de l’Antigang et de la Police judiciaire de Versailles, en France, 200 homicides seraient non résolus chaque année. « Et quelque 10000 personnes par an se volatilisent sans qu’on les retrouve », précise Bernard Valézy, ancien directeur de l’École nationale supérieure de la police et actuel viceprésident d’Assistance et recherche de personnes disparues, une association de bénévoles d’aide aux victimes.
COLD CASE. « Une info passée inaperçue que j’ai découverte dans mes archives privées… » C’est ce qu’annonce, le 21 fé
vrier dernier, le créateur de la page Facebook intitulée « Xavier Dupont de Ligonnès : Enquête et Débat », enrichie d’éléments venus d’on ne sait où. « De ce groupe sont sorties beaucoup d’infos inédites et vraies, parfois reprises dans des médias, donc je pense que celle-ci l’est », argue celui qui se fait appeler Chris la Vérité. Le fait est qu’il a déjà été condamné en 2016 à une amende de 1000 euros avec sursis « pour recel de violation du secret professionnel et atteinte au secret des correspondances ». Après avoir diffusé des documents divulgués par un policier. Les espaces en ligne consacrés aux affaires non résolues ne regorgent pas que de médiums, radiesthésistes, théoriciens du complot et autres donneurs d’avis ! Car Internet facilite la recherche d’informations, et les réseaux sociaux aident aux prises de contact. Bref, à l’investigation. « Sans ces outils, je n’aurais jamais pu écrire mon livre », concède James Renner,
(2) auteur d’une enquête sur la
disparition, en 2004, de Maura Murray. La voiture accidentée de cette élève infirmière américaine avait été retrouvée, vide, à des centaines de kilomètres de chez elle. Pour autant, en France, les cyberlimiers amateurs se font encore rares. Aux États-Unis, la situation se révèle différente. Il faut dire que le « websleuthing » (« sleuth signifiant détective ») est justement né outre-Atlantique.
IL ÉTAIT UN CRIME… Livingston. Tennessee. Samedi 31 octobre 1987. En cette soirée d’Halloween, Todd Matthews, 17 ans, joue à se faire peur avec des camarades, chacun contant aux autres des histoires effrayantes. Sa petite amie Lorie lui relate alors la macabre découverte faite par son père, dix-neuf ans plus tôt. Un corps en état de décomposition avancée, abandonné sur le bord d’une route, enveloppé dans une toile de tente. Non identifiée, la victime a été surnommée « Tent Girl » (fille de la tente). Et c’est sous ce pseudonyme gravé sur sa pierre tombale qu’elle a été enterrée. Obsédé par cette énigme, le jeune homme va longtemps chercher les moyens de la résoudre. Jusqu’à l’arrivée d’Internet. En 1997, il crée le site TentGirl.com (3), espérant que la famille de l’adolescente disparue tomberait dessus et le contacterait. En vain. Mais un an plus tard, c’est en arpentant la Toile qu’il trouve l’avis de recherche lancé par sa soeur, et identifie ainsi Barbara Ann Hackman Taylor, dont le meurtrier reste néanmoins inconnu. « À l’époque, rappelle Todd Matthews, parcourir des pages Web s’avérait long, fastidieux et, en plus, très coûteux. » Les forfaits mensuels n’existaient pas encore! Depuis 2008, notre homme travaille au sein du NamUs, le système national des personnes disparues et non identifiées du gouvernement américain. On le considère comme l’un des pionniers du websleuthing, puisque des sites comme Websleuths.com, Doenetwork.org (Doe est un nom générique attribué aux personnes non identifiées) et Reddit.com n’ont été mis en ligne qu’entre 1999 et 2005. Ces trois-là rassemblent désormais l’essentiel des enquêteurs amateurs américains. Et Websleuths.com compte à lui seul plus de 152000 membres. Mais pour quels résultats ?
Caledonia. État de New York. Samedi 10 novembre 1979. Un agriculteur découvre dans un champ de maïs le corps d’une adolescente tuée par balle, dont une en pleine tête. Tout ce que l’on sait d’elle, c’est qu’elle venait sans doute d’une région chaude en raison de son bronzage. Quant à son meurtrier, les fortes pluies tombées la nuit du crime en ont effacé les traces. Pendant trente-six ans, la jeune femme sera surnommée Caledonia Jane Doe – ou Cali Doe. Jusqu’à ce que s’en mêle Carl Koppelman, un quinquagénaire californien inscrit sur Websleuths.com sous le pseudonyme de CarlK90245. Depuis 2009, il passe son temps libre à réaliser sur son ordinateur des portraits-robots de personnes disparues ou assassinées, estimant ceux de la police peu fidèles à la réalité. Et c’est à cause de l’étonnante ressemblance entre ses dessins de Cali Doe, dont il a reconstruit le visage, avec la photo d’un avis de recherche que Tammy Jo Alexander, née en 1963 et originaire de Floride, sera finalement reconnue. Sauf que tous les cyberdétectives n’ont pas le talent de Carl Koppelman. Ni le nez fin…
PRÉSUMÉS COUPABLES. « ARRÊTEZ de publier des photos de personnes qui, selon vous, les ont tuées. Vous êtes en train de ruiner la vie d’innocents. » Le 30 avril dernier, le shérif du comté de Carroll, dans l’Indiana, lance un appel à la rai
INTERNET FACILITE LES INVESTIGATIONS, MAIS L’ANONYMAT LES COMPLIQUE
son sur Facebook. Pour avoir diffusé, une semaine plus tôt, le portrait-robot du principal suspect du meurtre de deux adolescentes de la petite ville de Delphi, la police a enflammé les réseaux sociaux. « Il y a une telle urgence et superficialité sur Internet… Dans de tels cas, on n’y trouve jamais d’indices ni de preuves », soupire Dominique Labarrière. Cet auteur d’ouvrages d’investigation a d’ailleurs toujours préféré travailler dans la plus grande discrétion. « Malgré cela, se souvient-il, quand je me suis attaqué à l’affaire Viguier (4), en 2002, des gens très persuasifs venaient
(5) me voir, prétendant tout savoir ! » Pour cet écrivain et ancien journaliste, le plus important dans une enquête, c’est la méthode. « En se contentant d’aller sur le Web, on passe à côté d’un tas de choses. Il faut rencontrer les témoins et accéder physiquement aux documents pour en vérifier l’authenticité. C’est plus facile qu’on ne le pense. » Et puis, surtout, Dominique Labarrière insiste sur l’importance de ne rien publier avant d’être arrivé à des conclusions définitives. Pas question de s’épancher sur des blogs, forums ou réseaux sociaux. « Il m’est déjà arrivé de faire fausse route. Si j’avais publié à ce moment-là, vous imaginez les conséquences ? Il ne faut jamais oublier que derrière les faits divers, il y a des gens. Et qu’une fois lancées, les rumeurs ne disparaissent plus. » (1) L’affaire Dupont de Ligonnès : la secte et l’assassin, de Guy Hugnet, Éditions de l’Archipel, mai 2018.
(2) Maura Murray a disparu, de James Renner,
Pocket, février 2019.
(3) Le site est désormais archivé sur Angelfire.com (bit.ly/33Rf6Ok).
(4) Dominique Labarrière est l’auteur de Contre
enquête : l’affaire Viguier (Éditions de La Table
ronde, octobre 2003) et L’affaire Jacques Viguier : l’engrenage infernal (Éditions Alphée, janvier 2010).
(5) Suzanne Viguier a disparu le 27 février 2000. Suite aux déclarations de l’amant de cette femme de 38 ans, son mari Jacques Viguier, professeur de droit à Toulouse, a été accusé de son meurtre. Son acquittement, finalement prononcé en avril 2009, sera confirmé en appel en mars 2010. L’affaire Viguier demeure à ce jour non élucidée. Très médiatisée, elle a été portée à l’écran et fait l’objet de nombreux documentaires.