Quand les robots épatent la galerie
Révolution dans les galeries d’art ! Des toiles générées par des robots se vendent comme des petits pains. Pour les peintres convertis au numérique, la créativité des algorithmes est une formidable source d’inspiration.
Elle est brune, porte une blouse constellée de tâches de peinture, tient une palette dans la main droite, un pinceau dans la main gauche, au bout de son bras articulé. Faisant face à la toile, elle contemple l’une de ses oeuvres. Elle? C’est Ai-Da, la première artiste-droïde de l’histoire. Née dans les laboratoires d’une entreprise de robotique de Cornouailles, elle vient d’épater la galerie en présentant ses créations lors d’une exposition organisée en juin, à la
Barn Gallery d’Oxford, en Angleterre. En moins de dix jours, ses dessins, croûtes et autres sculptures se sont vendues pour plus d’un million d’euros, intégralement réinvestis dans la recherche sur la robotique. « Chacune de ses oeuvres est unique », a expliqué son géniteur, le galeriste et inventeur Aidan Meller, tandis que la cyberartiste croquait son portrait.
ADJUGÉ 390 000 EUROS ! Un robot doté d’une fibre artistique? Google nous avait déjà donné un avant-goût de la puissance créatrice de l’informatique avec son application Deep Dream. Développé au départ pour analyser un cliché, ce logiciel génère des images surréalistes en dessinant de nouveaux motifs et ornements sur la photo, un peu comme un enfant qui s’amuserait à déceler des animaux dans le ciel en interprétant la forme des nuages. « On demande au logiciel ‘Quoi que tu voies, on en veut plus.’ Par exemple, si un nuage ressemble un peu à un oiseau, le programme va le repérer et le faire encore plus ressembler à un oiseau », expliquait alors un ingénieur de Google.
Mais c’est en octobre que les algorithmes ont sérieusement commencé à se prendre pour des peintres. À l’époque, le Portrait d’Edmond Belamy avait été adjugé près de 390 000 euros lors d’une vente aux enchères organisée par Christie’s, à New York. Signe particulier de cette peinture? La signature en bas du tableau n’est pas celle d’un artiste de chair et d’os, mais une formule mathématique. Cette équation représente en fait le coeur de l’algorithme qui a donné naissance à la peinture. Son principe consiste à produire des images en s’appuyant sur une base de données d’oeuvres originales et bien réelles, en l’occurrence 15 000 portraits classiques peints entre le xve et le xxe siècle. Le but est d’en extraire les caractéristiques, afin de les appliquer sur une toile vierge et créer un tableau inédit.
C’est un collectif de trois jeunes Français – baptisé Obvious – qui a eu l’idée de recourir à ce procédé mis au point par un chercheur américain. Sa technique dite des réseaux antagonistes génératifs (Generative Adversarial Networks, GAN) repose sur des artefacts de neurones numériques, une recette en vogue lorsqu’il s’agit de simuler le fonctionnement d’un cerveau humain. GAN fait rivaliser deux réseaux de neurones. Le premier endosse le rôle d’une sorte de faussaire qui chercherait à tromper le second, en tentant de lui donner à croire que sa création est l’oeuvre d’une main humaine. Aux premiers essais, le faussaire ne parvient pas à mettre l’expert en défaut, mais petit à petit, il apprend de ses erreurs, se corrige, s’améliore, et finit par tromper l’oeil du spécialiste en produisant des tableaux qui auraient pu être peints par de véritables artistes.
C’est ainsi qu’Obvious a fait émerger, à partir de janvier 2018, 11 portraits des entrailles d’un ordinateur. L’un d’eux, intitulé Comte de Belamy, avait été vendu à un collectionneur parisien pour seulement 10 000 euros, conformément aux estimations des experts. Mais ces pronostics ont été remis en question à l’occasion de la vente aux enchères organisée par Christie’s quelques mois plus tard, lorsqu’un acheteur anonyme a signé un chèque 40 fois plus gros pour acquérir le portrait d’un autre membre de la famille Belamy – Edmond.
DE LA PEINTURE À LA MODE. Cette flambée n’a évidemment pas manqué d’agiter le Landerneau artistique, en faisant pleuvoir les critiques sur les limites atteintes par cette toile et ses créateurs. Obvious n’a pas pour autant jeté l’éponge. Le collectif a renouvelé son expérience des GAN pour produire des estampes japonaises. Il envisage aussi de faire appel à l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de la mode, pour inventer des designs de vêtement inédits. « Notre recours à l’IA a effectivement suscité un certain nombre de réactions, reconnaît Hugo Caselles-Dupré, membre du trio Obvious. Les critiques que nous avons pu essuyer nous rappellent celles qui avaient été formulées lors de l’avènement de la photographie d’art, il y a plus d’un siècle. Cela n’a pas empêché cette discipline de s’imposer. Nous espérons que l’intelligence artificielle, elle aussi, finira par contribuer à un courant artistique, nouveau et respecté. »
Ce courant artistique, ce pourrait être ce que certains appellent déjà l’« art génératif », cette technique qui consiste à inculquer à une machine le style d’un artiste pour qu’elle produise à son tour des oeuvres à la fois originales et fidèles à la « patte » du maître.
Après tout, faire cracher à un ordinateur une toile digne d’un grand peintre n’est plus une première. En 2016, déjà, des Néerlandais avaient lancé l’analyse de quelque 346 tableaux signés Rembrandt par un automate. Ses processeurs avaient ensuite produit 148 millions de pixels, à la manière du prodige hollandais, décédé voilà plus de trois siècles. Livrant le portrait bluffant d’un homme barbu, vêtu de noir, avec un chapeau et une collerette blanche. La toile était si fidèle au style de l’artiste batave qu’elle donnait l’étrange impression d’avoir été peinte par lui. Mais l’IA pourrait faire encore mieux que ça, laisse entendre Ahmed Elgammal. Ce professeur d’informatique de l’université de Rutgers, dans le New Jersey, aux ÉtatsUnis, développe une approche différente dans son laboratoire « art et intelligence artificielle ».
Les algorithmes qu’il conçoit avec ses équipes visent à démontrer que les machines sont capables de produire des oeuvres originales.
À la différence des réseaux génératifs de Goodfellow, l’IA qu’il a créée avec ses équipes ne serait pas exclusivement fondée sur l’imitation d’un style ni même sur un ensemble de points communs que l’ordinateur aurait repérés à travers une myriade d’oeuvres. Baptisée AICan, ce dernier s’appuie certes également sur le machine learning, un procédé qui l’oblige à se forger sa propre « culture artistique » à partir d’un corpus de tableaux à analyser.
UN OUTIL INDISPENSABLE. Mais les réseaux de neurones modélisés par Elgammal ont été programmés pour que l’ordinateur ajoute progressivement sa touche personnelle, en s’affranchissant petit à petit des recettes préalablement mémorisées. Ainsi, au fil de ses productions, c’est un tout autre style qui finit par transpirer à la pointe de ses pinceaux virtuels. À l’instar de ces Portraits sans visages, exposés dans une galerie d’art contemporain new-yorkaise, en février.
Si les robots ne sont pas près de remplacer les artistes, ils chamboulent leur rapport à la créativité. Et pas seulement dans la peinture. L’an dernier, la chanteuse pop américaine Taryn Southern a eu recours à la plateforme d’intelligence artificielle open source Amper pour composer les huit titres de son album I am AI, (Je suis une intelligence artificielle). Pour chacune des chansons, elle n’a eu à peu près qu’à spécifier le genre musical, fournir une liste d’instruments, et donner des indications sur le rythme pour obtenir ses partitions. Même si elle a dû les retravailler, en effectuant de nombreux arrangements puis en écrivant les paroles, l’interprète ne peut plus se passer de cet outil. « Je pense qu’on n’en est qu’au début et que la musique va radicalement changer la façon dont les gens font des chansons », a-t-elle expliqué au site The Verge. « C’est très pratique, parce qu’avec cet outil, vous n’avez pas besoin de savoir jouer d’un instrument pour composer. En plus, l’AI est à même de vous proposer quelque chose de complètement différent de ce à quoi vous vous attendiez et s’avérer une puissante source d’inspiration. »
PEUT MIEUX FAIRE. L’intelligence artificielle s’ouvre aussi à la création littéraire. Développée récemment par la scénographe britannique Esmeralda Devlin, PoemPortraits est une application qui génère des poésies à partir d’un unique mot suggéré par un utilisateur… et de son selfie. L’IA puise notamment son génie dans une banque de poèmes datés
LES MACHINES PEUVENT CRÉER DES OEUVRES ORIGINALES
du xixe siècle, qui totalise déjà quelque 25 millions de mots.
Au cinéma, elle joue les muses. En 2016, le scénario et les dialogues du court-métrage Sunspring, un huis clos de neuf minutes mettant en scène trois personnages, ont été entièrement suggérés par une intelligence artificielle. Gavé de dizaines de classiques de science-fiction (Le Cinquième Élément, Star Trek, Interstellar, 2010, l’Odyssée de l’espace, etc.), l’algorithme a généré des propositions pour la mise en scène et pour les dialogues. il a même composé la musique du film, en s’inspirant de dizaines de milliers d’enregistrements d’ambiances sonores.
il faut reconnaître que le résultat fut assez déroutant. Malgré leur enthousiasme, les acteurs ne sont pas complètement parvenus à faire oublier les incohérences du scénario, ni celles des dialogues. De ce point de vue, nul doute que Steven Spielberg peut dormir sur ses deux oreilles, les robots ne risquent pas de lui voler la vedette !