LE FUTUR À L’IMPARFAIT
La prédictologie, ce néologisme décrivant l’art de présager l’avenir, demeure un sport cérébral bien hasardeux. Beaucoup de prétendants s’y essaient, souvent sans résultats probants. Aussi, quand une firme industrielle joue les pythies, on craint le pire. Prudent, Samsung donne donc carte blanche à six «experts» britanniques pour établir des pronostics futuristes. Après tout, un autre anglophone y était bien parvenu en 1900. Dans le supplément féminin du Saturday Evening Post(1), l’ingénieur John Elfreth Watkins junior écrivait ainsi que, d’ici à l’an 2000, « les photographies pourraient être transmises de n’importe quel coin du globe», que l’on verrait «des personnes et des choses de toutes sortes grâce à des caméras connectées électriquement à des écrans », ou que les « téléphones sans fil [seraient] partout dans le monde [pour] appeler vers la Chine aussi facilement qu’avec un appel local». Et de décrire ainsi, des transports aux télécommunications, le quotidien de ses arrière-petits-enfants. Quitte à s’avancer un peu en annonçant la disparition des automobiles dans les villes… C’est là où nos connaisseurs modernes, interrogés par le géant coréen de l’électronique, prennent le relais(2).
Pour eux, il ne fait aucun doute qu’en 2069, la conduite sera proscrite. Merci les voitures autonomes. Les transports (taxis, autobus…) emprunteront les airs pour éviter les bouchons. Des autoroutes sous-marines rapprocheront les continents, quand les fusées seront de corvée pour assurer un Londres-New York en une demi-heure, à la vitesse de 32000 kilomètres par heure. La propriété? Terminé, on vivra sans domicile fixe dans des appartements partagés, peuplés de robots nettoyeurs. Les gratte-ciel recycleront l’eau quand leurs façades convertiront le CO2 en oxygène. Quant à nos organes, ravis de s’alimenter de hamburgers d’insectes, de plats mitonnés à base de poudres, mais aussi de légumes exotiques – merci le réchauffement climatique –, eh bien, nos organes seront remplaçables par des équivalents plus performants, imprimés en 3D. Par ailleurs, de jour comme de nuit, un compagnon virtuel veillera sur notre petite santé par l’entremise de capteurs cardiaques, histoire de prodiguer des conseils mêlant bien-être et bien-vivre. Un implant cérébral détectera nos idées noires pour les noyer de pensées positives. Avec le cinéma haptique, les films seront projetés directement entre nos deux oreilles, et le scénario s’adaptera à nos émotions pour nous plaire. Ça vous tente?
Naturellement, il y a fort à parier que d’ici là, la question de la légitimité des algorithmes pour rendre la justice (lire p. 30) n’en soit plus une. À moins qu’il n’y ait un grain de sable. Comme dirait l’un des pères de la mécanique quantique, Niels Bohr, « la prédiction est un exercice compliqué, surtout quand elle concerne le futur ». Les inventeurs savent bien que la création a souvent une conclusion que la raison n’anticipe pas. Luc Julia, un des papas de l’assistant vocal d’Apple, a constaté qu’au début de Siri, aussi intelligent fut-il, il n’en demeurait pas moins dur de la feuille. « Veuillez répéter, je n’ai pas compris », disait-il. C’est précisément ce qui lui a donné son capital sympathie et a fait son succès (lire p. 24). Enfin une machine avec des faiblesses ancestrales d’humain! À l’IFA de Berlin, la grand-messe annuelle de l’électronique, notre reporter a pu constater que, là encore, le futur se conjuguait à l’imparfait (lire p. 40). Les lignes comme les matières des appareils les plus perfectionnés reprennent les codes de leurs ancêtres. Bien qu’assemblés dans des usines robotisées, les objets high-tech semblent polis par la main de l’homme. L’école d’architecture et d’arts appliqués allemande Bauhaus fait donc toujours des émules. Son fondateur, Walter Gropius, écrivait dans un manifeste que « nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n’y a pas d’art professionnel. Il n’existe aucune différence majeure entre l’artiste et l’artisan. » C’était hier, en 1919.