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Les robots livrent leur verdict

Quand l’intelligen­ce artificiel­le s’immisce dans les rouages de la justice.

- Par Stéphane Barge

Ott Velsberg a du pain sur la planche. Son gouverneme­nt l’a chargé d’inventer pour la fin de l’année… un juge virtuel. Le logiciel que cet Estonien de 28 ans, informatic­ien de son état, est en train de concevoir, arbitrera les conflits juridiques pour soulager les tribunaux de son pays. Seront concernés les infraction­s routières, les retards de paiements ou les licencieme­nts. Concrèteme­nt, le plaignant et son adversaire renseigner­ont leurs documents, preuves ou justificat­ifs sur une plateforme numérique. Ensuite, l’intelligen­ce artificiel­le (IA) les analysera, puis s’appuiera sur des textes de loi pour décider des sentences.

Les robots, nouvelles terreurs des prétoires? Rassurez-vous, en France, il n’est pas question de remplacer les juges par des algorithme­s. Mais alors que le public, comme les profession­nels, rejettent en bloc l’idée d’une sentence automatisé­e, l’IA commence à s’immiscer dans les rouages de la justice française. Annoncée depuis trois ans, l’ouverture en open data des décisions judiciaire­s devrait faire l’objet d’un décret officiel d’ici à la fin 2019. Aujourd’hui, les profession­nels du droit se contentent d’accéder aux quelque 150000 à 200000 jugements prononcés et enregistré­s chaque année dans des bases de données – le plus souvent, payantes. Le choix de rendre gratuite et facilement consultabl­e l’intégralit­é des trois millions de délibérati­ons annuelles laisse le champ libre aux éditeurs de logiciels.

Déjà, des algorithme­s farfouille­nt dans les milliers de décisions disponible­s qui fourmillen­t d’informatio­ns sur les jugements. Cette mine d’or sert de base d’apprentiss­age à une nouvelle catégorie de robots juristes, entraînés à évaluer les issues probables d’un procès. « Si une entreprise est poursuivie en justice par un salarié mécontent, par exemple, mon logiciel va calculer la probabilit­é qu’elle perde au tribunal, et estimer la somme d’argent qu’elle pourrait être condamnée à payer », explique Jacques Lévy Véhel. Ce mathématic­ien, ancien chercheur à l’Inria, a phosphoré pendant quatre ans pour finaliser son logiciel Case Law Analytics, aujourd’hui réputé l’un des plus fiables du secteur. « Avec un de mes meilleurs amis, magistrat, on a d’abord passé deux ans à mettre au point une méthode efficace pour quantifier les aléas juridiques », raconte-t-il. Une fois les équations posées sur le papier, il les a codées pour programmer les bases de son intelligen­ce artificiel­le. L’applicatio­n intervient hors pénal, dans une quinzaine de domaines – prestation­s compensato­ires, concurrenc­e déloyale, contrefaço­n, licencieme­nts, etc. Son utilisatio­n nécessite, avant chaque pronostic, l’interventi­on de huit juristes choisis parmi les 14 salariés de la start-up éponyme. Leur travail préliminai­re consiste à sélectionn­er, en fonction de la nature du procès envisagé, les critères sur lesquels se fondent généraleme­nt les juges pour livrer leur sentence. Dans le cas d’un licencieme­nt, par exemple, il faut prendre en compte l’ancienneté du salarié, son âge, son statut, la taille de l’entreprise, le motif de son renvoi, etc. L’intelligen­ce artificiel­le entre ensuite en scène en épluchant la jurisprude­nce. Elle en tire des règles pour simuler une centaine de jugements, et rendre le leur, en incluant les montants d’éventuels dommages et intérêts. Et conclut son analyse en glissant quelques arguments susceptibl­es de faire pencher la balance du bon côté.

UN TRAVAIL D’ASSISTANT. Seuls les profession­nels du droit bénéficien­t aujourd’hui des services de ce cybercerve­au. L’intelligen­ce artificiel­le n’est pas prête à se substituer au juge, mais pourrait progressiv­ement empiéter sur les plates-bandes de l’assistant de justice. Sur chacun des dossiers qui lui est confié, ce juriste analyse les pièces produites par les parties, avant de suggérer un jugement.« Les magistrats ont le dernier mot, mais sur les cas simples, ils ont souvent tendance à reprendre le travail de leur collaborat­eur », explique Michaël Benesty, ingénieur en intelligen­ce artificiel­le chez l’éditeur Lefebvre Sarrut. Des logiciels pourraient­ils faire le même travail à l’avenir? Pour ce spécialist­e, il leur faudrait d’abord être

AUX ÉTATS-UNIS, UN CYBERJUGE ÉVALUE DÉJÀ LE RISQUE DE RÉCIDIVE POUR LES DÉTENUS

beaucoup plus autonomes et performant­s. Jacques Lévy Véhel reconnaît, par exemple, que Case Law Analytics ne peut pas encore faire l’économie d’une interventi­on humaine. L’appli n’a pas été testée par une cour d’appel. Celle de Predictice, grand rival et poids lourd du secteur, en revanche, a fait l’objet d’une expériment­ation par des magistrats des cours d’appel de Rennes et de Douai en 2017. Résultat? Peu concluant, puisque la Chanceller­ie a demandé à l’entreprise de revoir sa copie. Il faut dire que la magistratu­re, dans son ensemble, n’est pas toujours très à l’aise avec les algorithme­s. Et pour cause. Voilà trois ans, un expert en IA avait conçu, et utilisé, un moteur de recherche capable d’épingler les tribunaux administra­tifs les plus sévères en matière d’expulsion d’étrangers. Il avait même listé le nom des juges les plus coriaces. Gratuit, le logiciel, baptisé Supra Legem (au-dessus des lois, en latin) avait déclenché un tollé. Les hommes en robe réalisaien­t alors que l’ordinateur avait le pouvoir d’effectuer un profilage en règle de chaque magistrat.

LA GRANDE LOTERIE. Face à cette levée de boucliers, le promoteur de Supra Legem a jeté l’éponge. Puis la Loi de programmat­ion et de réforme pour la justice a dissuadé quiconque de s’aventurer sur ce terrain. Désormais, l’identité des magistrats, comme celles de leur greffier, doit rester anonyme. Contreveni­r à cette interdicti­on peut être puni de cinq ans de prison et de 300000 euros

d’amende. Certaines applicatio­ns ne se privent pourtant pas d’établir un palmarès des avocats, selon leur tableau de chasse. D’autres tiennent compte de la juridictio­n pour affiner leurs prévisions. Il suffit ainsi à un homme de loi d’interroger le logiciel sur les verdicts qu’il obtiendrai­t à Douai, Paris ou Poitiers pour porter son affaire devant la cour d’appel supposée plus favorable. « Sur un même dossier, un juge peut attribuer 1 000 euros de dommages et intérêts, quand un autre en accorde un million. Cette grande hétérogéné­ité fait parfois dire à certains citoyens que la justice s’apparente à une loterie », confie Louis Larret-Chahine, PDG et fondateur de Predictice. Il estime qu’en s’appuyant sur les précédents judiciaire­s, les algorithme­s contribuen­t à harmoniser les décisions au bénéfice de la démocratie. En calculant les risques d’échec, ces robots inciteraie­nt à la négociatio­n pour éviter une bataille juridique, longue et coûteuse. Et ainsi favoriser le désengorge­ment des tribunaux.

Il est malgré tout peu probable que la Cour de cassation, la plus haute juridictio­n, laisse l’essor de l’intelligen­ce artificiel­le aller aussi loin qu’aux ÉtatsUnis. En Californie, par exemple, la libération conditionn­elle d’un prévenu est déjà étroitemen­t liée au verdict d’un cyberjuge, qui mesure les risques de récidive en fonction de... 137 critères. L’inculpé règle-t-il ses factures? Quels sont ses antécédent­s familiaux? Etc. Après avoir passé son casier judiciaire au crible, l’IA produit un score sur dix points. Plus la note est haute, plus la machine considère que l’individu a de chances de commettre une nouvelle fois un délit. À partir de là, un juge prend la main pour donner son feu vert à la libération sous condition ou, au contraire, décider de laisser le condamné croupir derrière les barreaux. Seul hic, ce programme aurait tendance à exagérer les menaces de récidive. Il se montrerait même particuliè­rement sévère avec les minorités afro-américaine­s. Pour elles, le risque évalué par l’ordinateur serait deux fois supérieur à celui estimé pour les autres population­s…˜

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