Les robots livrent leur verdict
Quand l’intelligence artificielle s’immisce dans les rouages de la justice.
Ott Velsberg a du pain sur la planche. Son gouvernement l’a chargé d’inventer pour la fin de l’année… un juge virtuel. Le logiciel que cet Estonien de 28 ans, informaticien de son état, est en train de concevoir, arbitrera les conflits juridiques pour soulager les tribunaux de son pays. Seront concernés les infractions routières, les retards de paiements ou les licenciements. Concrètement, le plaignant et son adversaire renseigneront leurs documents, preuves ou justificatifs sur une plateforme numérique. Ensuite, l’intelligence artificielle (IA) les analysera, puis s’appuiera sur des textes de loi pour décider des sentences.
Les robots, nouvelles terreurs des prétoires? Rassurez-vous, en France, il n’est pas question de remplacer les juges par des algorithmes. Mais alors que le public, comme les professionnels, rejettent en bloc l’idée d’une sentence automatisée, l’IA commence à s’immiscer dans les rouages de la justice française. Annoncée depuis trois ans, l’ouverture en open data des décisions judiciaires devrait faire l’objet d’un décret officiel d’ici à la fin 2019. Aujourd’hui, les professionnels du droit se contentent d’accéder aux quelque 150000 à 200000 jugements prononcés et enregistrés chaque année dans des bases de données – le plus souvent, payantes. Le choix de rendre gratuite et facilement consultable l’intégralité des trois millions de délibérations annuelles laisse le champ libre aux éditeurs de logiciels.
Déjà, des algorithmes farfouillent dans les milliers de décisions disponibles qui fourmillent d’informations sur les jugements. Cette mine d’or sert de base d’apprentissage à une nouvelle catégorie de robots juristes, entraînés à évaluer les issues probables d’un procès. « Si une entreprise est poursuivie en justice par un salarié mécontent, par exemple, mon logiciel va calculer la probabilité qu’elle perde au tribunal, et estimer la somme d’argent qu’elle pourrait être condamnée à payer », explique Jacques Lévy Véhel. Ce mathématicien, ancien chercheur à l’Inria, a phosphoré pendant quatre ans pour finaliser son logiciel Case Law Analytics, aujourd’hui réputé l’un des plus fiables du secteur. « Avec un de mes meilleurs amis, magistrat, on a d’abord passé deux ans à mettre au point une méthode efficace pour quantifier les aléas juridiques », raconte-t-il. Une fois les équations posées sur le papier, il les a codées pour programmer les bases de son intelligence artificielle. L’application intervient hors pénal, dans une quinzaine de domaines – prestations compensatoires, concurrence déloyale, contrefaçon, licenciements, etc. Son utilisation nécessite, avant chaque pronostic, l’intervention de huit juristes choisis parmi les 14 salariés de la start-up éponyme. Leur travail préliminaire consiste à sélectionner, en fonction de la nature du procès envisagé, les critères sur lesquels se fondent généralement les juges pour livrer leur sentence. Dans le cas d’un licenciement, par exemple, il faut prendre en compte l’ancienneté du salarié, son âge, son statut, la taille de l’entreprise, le motif de son renvoi, etc. L’intelligence artificielle entre ensuite en scène en épluchant la jurisprudence. Elle en tire des règles pour simuler une centaine de jugements, et rendre le leur, en incluant les montants d’éventuels dommages et intérêts. Et conclut son analyse en glissant quelques arguments susceptibles de faire pencher la balance du bon côté.
UN TRAVAIL D’ASSISTANT. Seuls les professionnels du droit bénéficient aujourd’hui des services de ce cybercerveau. L’intelligence artificielle n’est pas prête à se substituer au juge, mais pourrait progressivement empiéter sur les plates-bandes de l’assistant de justice. Sur chacun des dossiers qui lui est confié, ce juriste analyse les pièces produites par les parties, avant de suggérer un jugement.« Les magistrats ont le dernier mot, mais sur les cas simples, ils ont souvent tendance à reprendre le travail de leur collaborateur », explique Michaël Benesty, ingénieur en intelligence artificielle chez l’éditeur Lefebvre Sarrut. Des logiciels pourraientils faire le même travail à l’avenir? Pour ce spécialiste, il leur faudrait d’abord être
AUX ÉTATS-UNIS, UN CYBERJUGE ÉVALUE DÉJÀ LE RISQUE DE RÉCIDIVE POUR LES DÉTENUS
beaucoup plus autonomes et performants. Jacques Lévy Véhel reconnaît, par exemple, que Case Law Analytics ne peut pas encore faire l’économie d’une intervention humaine. L’appli n’a pas été testée par une cour d’appel. Celle de Predictice, grand rival et poids lourd du secteur, en revanche, a fait l’objet d’une expérimentation par des magistrats des cours d’appel de Rennes et de Douai en 2017. Résultat? Peu concluant, puisque la Chancellerie a demandé à l’entreprise de revoir sa copie. Il faut dire que la magistrature, dans son ensemble, n’est pas toujours très à l’aise avec les algorithmes. Et pour cause. Voilà trois ans, un expert en IA avait conçu, et utilisé, un moteur de recherche capable d’épingler les tribunaux administratifs les plus sévères en matière d’expulsion d’étrangers. Il avait même listé le nom des juges les plus coriaces. Gratuit, le logiciel, baptisé Supra Legem (au-dessus des lois, en latin) avait déclenché un tollé. Les hommes en robe réalisaient alors que l’ordinateur avait le pouvoir d’effectuer un profilage en règle de chaque magistrat.
LA GRANDE LOTERIE. Face à cette levée de boucliers, le promoteur de Supra Legem a jeté l’éponge. Puis la Loi de programmation et de réforme pour la justice a dissuadé quiconque de s’aventurer sur ce terrain. Désormais, l’identité des magistrats, comme celles de leur greffier, doit rester anonyme. Contrevenir à cette interdiction peut être puni de cinq ans de prison et de 300000 euros
d’amende. Certaines applications ne se privent pourtant pas d’établir un palmarès des avocats, selon leur tableau de chasse. D’autres tiennent compte de la juridiction pour affiner leurs prévisions. Il suffit ainsi à un homme de loi d’interroger le logiciel sur les verdicts qu’il obtiendrait à Douai, Paris ou Poitiers pour porter son affaire devant la cour d’appel supposée plus favorable. « Sur un même dossier, un juge peut attribuer 1 000 euros de dommages et intérêts, quand un autre en accorde un million. Cette grande hétérogénéité fait parfois dire à certains citoyens que la justice s’apparente à une loterie », confie Louis Larret-Chahine, PDG et fondateur de Predictice. Il estime qu’en s’appuyant sur les précédents judiciaires, les algorithmes contribuent à harmoniser les décisions au bénéfice de la démocratie. En calculant les risques d’échec, ces robots inciteraient à la négociation pour éviter une bataille juridique, longue et coûteuse. Et ainsi favoriser le désengorgement des tribunaux.
Il est malgré tout peu probable que la Cour de cassation, la plus haute juridiction, laisse l’essor de l’intelligence artificielle aller aussi loin qu’aux ÉtatsUnis. En Californie, par exemple, la libération conditionnelle d’un prévenu est déjà étroitement liée au verdict d’un cyberjuge, qui mesure les risques de récidive en fonction de... 137 critères. L’inculpé règle-t-il ses factures? Quels sont ses antécédents familiaux? Etc. Après avoir passé son casier judiciaire au crible, l’IA produit un score sur dix points. Plus la note est haute, plus la machine considère que l’individu a de chances de commettre une nouvelle fois un délit. À partir de là, un juge prend la main pour donner son feu vert à la libération sous condition ou, au contraire, décider de laisser le condamné croupir derrière les barreaux. Seul hic, ce programme aurait tendance à exagérer les menaces de récidive. Il se montrerait même particulièrement sévère avec les minorités afro-américaines. Pour elles, le risque évalué par l’ordinateur serait deux fois supérieur à celui estimé pour les autres populations…