La chronique de David Abiker
Je me souviens qu’enfant, je n’avais pas de clés. Il y avait toujours quelqu’un à la maison. À l’école, il suffisait de frapper pour qu’on m’ouvre la porte. Mon coffre à jouets n’était jamais fermé. Aucun de mes jeux n’arborait un verrou ou n’exigeait un code pour s’amuser. Ma première clé fut celle de mon antivol de vélo, vers 11 ans. Mais je ne m’en servais pas. Adolescent, on m’a confié celle de l’appartement familial, que j’ai dû perdre une ou deux fois. À l’époque, n’existaient que des interphones. Je ne me rappelle pas de mon premier code de carte bancaire ni de mon premier digicode, mais j’étais déjà adulte. En vieillissant, j’ai accumulé clés et codes comme on traîne un boulet au bout d’une chaîne.
DU SENS DE LA VIE. De vraies clés, d’abord. Sept ou huit (de la boîte aux lettres, de la cave, de la serrure du bas ou de celle du haut, de la voiture, du vélo électrique, de chez ma mère, et j’en oublie). Puis des virtuelles, supposant au bas mot quatre ou cinq identifiants et, bien entendu, une trentaine de mots de passe, qui me permettent, désormais, de me connecter à l’assurance maladie, à mes réseaux sociaux préférés, à mes comptes bancaires, à iTunes, Amazon, Netflix… sans négliger mon téléphone et mes outils bureautiques.
J’ai également des badges. Deux pour le parking, deux pour l’entrée principale, un pour la cantine et un pour le photocopieur – ce n’est pas le même. Et, bien sûr, d’innombrables cartes de fidélité. Il me faudra bientôt un porte-cartes, comme j’ai un porte-clés.
Quand, au cabinet (les WC, un des rares lieux où je n’ai besoin que d’un verrou), je prends le temps de la liberté, je tente de comprendre le sens d’une existence où, pour chaque déplacement, pour chaque passage d’un bâtiment à l’autre, la moindre entrée, la moindre sortie, chaque retrait d’argent ou chaque dépense, je dois utiliser une clé, un code, un badge ou une carte.
Je me souviens qu’enfant, il y avait dans la classe un garçon équipé d’un mousqueton accroché à son ceinturon, d’où pendaient des dizaines de clés – mais aussi des scoubidous et une queue de Davy Crocket. Nous nous foutions de sa gueule quand il allait au tableau, car elles faisaient du bruit. Il nous semblait complètement dingue de se compliquer autant la vie (et le look). Aujourd’hui, pourtant, je possède moi-même un mousqueton avec des badges et des clés. Et j’en ai autant dans la tête qui ouvrent ces serrures qui n’ont cessé de transformer mon existence en coffre-fort.
Je me souviens qu’enfant, le seul problème posé par cet objet, c’était l’orthographe de son nom. Avec ou sans « f »? La possibilité d’un choix était justement une porte ouverte vers la liberté.
Je me souviens qu’enfant, vers 6-7 ans, je marchais seul dans la ville, sans redouter les prédateurs. Je vivais sans clé, j’étais sans peur dans un monde ouvert et truffé de passages secrets et de chemins de traverse. La question de l’accès se posait autrement. Accéder, c’était physique. Il fallait courir, attraper, se faufiler, se cacher, arpenter, ramper. Je me souviens qu’enfant, je vivais sans tout cet attirail. Et je me sentais libre, surtout avec un chapeau de cow-boy et ce don qu’ont les mômes pour les échappées belles.
MA PROPRE GEÔLE. Régulièrement, mes filles 14-18 perdent leurs cartes, leurs clés, jusqu’à la mémoire de leur numéro de téléphone. Elles s’en contrefoutent du moment qu’elles peuvent faire le mur. Moi non et je les engueule, car aujourd’hui, les serrures physiques et virtuelles sont ma spécialité.
Année après année, je le constate, je suis devenu un homme couvert de clés et autres sésames. Vieillir, c’est ça. Je suis un geôlier de moimême en fait. Une partie de ma vie éveillée consiste d’ailleurs à éditer et à rééditer toutes sortes de codes d’accès pour ouvrir des verrous informatiques. Je les oublie souvent, mais je n’oublie jamais le jeune cow-boy que j’ai été.
Vers 1976, avec mon cousin, en bons chasseurs de primes, on mettait l’autre en prison chacun à son tour. À l’époque, on s’enfermait pour de faux.
Mais nous nous évadions toujours… pour de vrai.
L’HOMME COUVERT DE CLÉS
Chroniqueur radio, Internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets (@davidabiker sur Twitter).