Les malades imaginaires se portent bien, merci !
Avec le développement des montres, balances et autres gadgets connectés, nous sommes sous surveillance constante. De quoi alimenter notre parano.
Nombre de pas, rythme cardiaque, alimentation… Aujourd’hui, montres connectées et balances équipées de capteurs consignent notre activité physique en temps réel. Tout n’irait pas si mal si ces gadgets ne nous poussaient pas à croire que ça ne va pas si bien.
PLUS IL TRAQUAIT SON SOMMEIL, MOINS IL FERMAIT L’OEIL
Toute sa vie, Martin a dormi du sommeil du juste. Jusqu’à ce Noël 2018 où Audeline, sa charmante épouse, eut la bonne idée de lui offrir un bracelet connecté Fitbit. Cherchant à améliorer la qualité de ses nuits grâce aux données délivrées chaque matin sur son smartphone, il plongea, au contraire, dans la spirale de l’insomnie. Plus il en savait sur les différentes phases de son dodo, plus il s’en voulait de ne pas obtenir de courbes parfaites. Plus il restait au lit comme l’exigeait son traqueur, plus il augmentait automatiquement le risque de ne pas fermer l’oeil.
En vérité, selon une étude américaine publiée dans le Journal of Clinical Sleep Medecine (1), Martin souffrait plutôt d’un nouveau trouble, appelé « orthosomnie ». Celui-ci se définit comme un désordre provoqué par une préoccupation démesurée : celle de profiter d’un sommeil de qualité en cherchant, en l’occurrence, à améliorer les données recueillies à l’aide d’un gadget numérique. « De plus en plus de patients consultent un spécialiste en quête d’un traitement après s’être autodiagnostiqués insomniaques avec ces outils », avance le Dr Kelly Glazer Baron, de Chicago, à l’origine de ces travaux. Molière les qualifierait de malades imaginaires.
Vous pensiez que le « quantified self » – l’automesure rendue possible par les pèse-personnes intelligents et autres Apple Watch – était une pratique déviante réservée à des sportifs en quête de performance ou à des obsédés du bienêtre ? Détrompez-vous, il s’invite partout. Prenez Temps d’écran, la fonctionnalité intégrée à iOS 12 sur iPhone. Ça part d’un bon sentiment : aider à décrocher d’applications toxiques comme Instagram – la pire, paraît-il. Selon la Royal Society for Public Health (2), organisme britannique de santé,« voir constamment des amis en vacances ou en soirée peut donner l’impression de rater quelque chose, alors que d’autres profitent de la vie ». Hélas, si, d’un côté, on se protège en prenant le contrôle de sa consommation, de l’autre, l’affichage d’un rapport détaillé du temps passé à scroller incite à un monitoring permanent de ses loisirs numériques. Et à un paramétrage de son quotidien, aggravant sa charge mentale. Ou comment générer de la culpabilité et des angoisses là où il n’y en avait pas. « Ça me rappelle l’histoire d’Howard Hughes, incarné au cinéma par Leonardo DiCaprio, note Alain Abelhauser, psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique. Hypocondriaque notoire, effrayé à l’idée de sortir de chez lui, il s’est mis dans des situations aberrantes, passant les huit dernières années de sa vie à regarder des films nu, à force de prendre trop de précautions. »
SURVEILLANCE CONSTANTE. Dès le début du
siècle, balances et thermomètres ont commencé à équiper les foyers, notamment pour dépister les signes de la tuberculose. Depuis les années 80, les diabétiques, les asthmatiques et les personnes souffrant d’hypertension artérielle ont recours à des appareils à la maison pour évaluer eux-mêmes leur état. Si la pratique de l’automesure ponctuelle n’est pas nouvelle, avec les objets connectés de dernière génération, on glisse vers une surveillance en continu. Par exemple, dans le commerce, on trouve des capteurs de correction corporelle placés au niveau des omoplates en vue de suivre, en temps réel s’il vous plaît, la posture de son dos.
Activités physiques, poids, nutrition… Malgré la fiabilité parfois douteuse de ces traqueurs, des notifications nous encouragent à nous lever pour atteindre l’objectif réglementaire d’un nombre de pas journaliers. Et, régulièrement, le mobile – paramétré pour l’occasion – nous invite à boire un verre d’eau, comme si une déshydratation imminente nous guettait.
Tout se traduit par des courbes et des camemberts colorés, des chiffres potentiellement transposables dans un fichier Excel, y compris dans des domaines de l’intime, comme avec ce bracelet qui indique aux femmes leurs périodes de fertilité. Résultat : dans une quête d’optimisation permanente, le désordre et l’imprévu finissent par incarner des ennemis, la raison et la programmation, des totems sacrés. Le lâcher-prise ? Interdit ! « Même la méditation, qui se pratique aujourd’hui à travers toute une flopée d’applications, consiste à mettre à jour son OS intérieur, racontent Lauren Boudard et Dan Geiselhart, auteurs des Possédés : comment la nouvelle oligarchie de la tech a pris le contrôle de nos vies (éd. Arkhé). On médite comme on fait du sport, comme on mange, comme on organise notre vie… Pour être “comme il faut”. »
DE QUOI DEVENIR PARANO. Selon le médecinanimateur de télévision Michel Cymes, « le danger est de basculer dans une hypocondrie ambiante malsaine ». La nosophobie – autrement dit la psychose de contracter certaines pathologies – nous attend au tournant. Une étude Ifop de
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2014 estimait déjà qu’un Français sur dix avait peur de la maladie en l’absence de tout symptôme. Il y a fort à parier que ce chiffre a dû évoluer depuis, avec le développement du marché des gadgets connectés, qui s’épanouit dans une société de plus en plus hygiéniste, bannissant le sucre, les parabènes et le tabac.
D’ailleurs, des praticiens racontent que les patients n’arrivent plus à leur cabinet avec des symptômes, mais avec un diagnostic, entamant la discussion par un « Je sais que vous n’aimez pas ça, docteur, mais mon Fitbit m’a dit que… ». Ou qu’ils débarquent avec, en main, des résultats de tests génétiques dits « récréatifs », dont ils ne comprennent pas les résultats alarmistes. Car, dans cet univers où tout se mesure à l’aide de capteurs, favorisant une injonction sociale à se surveiller, les nouveaux hypocondriaques cherchent partout la petite bête.
Dernière mode, donc : effectuer un test ADN pour connaître les facteurs de risque génétiques de développer une maladie. Même si la pratique est interdite en France, on s’adressera à un laboratoire étranger qui, pour quelques centaines d’euros, se fera un plaisir d’inventorier les composants de votre salive par le truchement du Net (lire n° 891, p. 66). Oubliez les examens de sang et d’urine à la papa, ne vous apportant que des résultats tristounets comme un taux de cholestérol. Les nouvelles générations d’analyses promettent de lire votre futur dans vos fluides. Nous ne sommes pas de retour au Moyen Âge, où l’on interprétait les augures dans des entrailles de poulet, mais dans la médecine de demain que l’on appelle prédictive.« Le problème, avec ces données, c’est qu’elles se fondent sur une logique statistique, indiquant le pourcentage de risque de développer tel ou tel cancer, explique Alain Abelhauser. Or, un sujet comme vous et moi, livré à lui-même en découvrant ces résultats, n’aura pas forcément la capacité à pondérer ces chiffres, se considérant comme atteint à 100 %. » De quoi alimenter sa parano.
Encore plus fort, Pierre Cressard se propose, lui, d’améliorer votre microbiote intestinal – autrement dit votre ventre, qualifié depuis peu de « second cerveau » –, grâce à de récentes découvertes. Envoyez à ce jeune entrepreneur un échantillon de vos selles par voie postale, et il vous délivre, après un séquençage ADN des gènes bactériens, des conseils alimentaires sur mesure. Ceux-ci viseront à améliorer la qualité de votre sommeil – on y revient ! –, mais aussi à booster votre système immunitaire, à protéger vos articulations, ou même à prendre soin de vos ongles. « Cette technique, naissante et prometteuse, vous donne des clés pour changer votre parcours de vie », explique le créateur de Nahibu, une start-up installée à Rennes, en Bretagne.
Lancé en juin 2019, le service a séduit, à ce jour, plusieurs centaines de consommateurs. Diable ! Il va bientôt falloir se montrer à la hauteur même en allant à la selle. Aux États-Unis, on craint quand même le développement des transplantations fécales sauvages (on vous épargne les détails concernant son administration) pour s’injecter une bactérie manquante protégeant d’un cancer.
MAÎTRES DE NOS VIES. Nous allons certes tous mourir, mais pas dans l’immédiat ! En attendant, les avancées technologiques nous confortent dans l’idée que nous pouvons contrôler notre existence. Avatars ultimes des objets connectés, les appareils de SETD (stimulation électrique transcrânienne directe) proposent en ce sens des exercices de neuroamélioration touchant notre cerveau.
La société britannique Foc.us, pionnière en la matière, commercialise ce type de casque destiné à stimuler le cortex préfontal, siège de fonctions cognitives supérieures. Rassurez-vous : pas d’implant à agrafer dans votre matière grise, mais des électrodes à placer à des endroits précis à la surface du crâne. On envoie du courant, en général provenant d’une pile de 9 volts, pendant des durées variables, de cinq à vingt minutes. Bénéfices : outre traiter la dépression, restaurer des facultés cognitives diminuées à cause de l’âge ou les accroître pour plus de performances.
Et si, demain, ces machines parvenaient à soigner ainsi l’hypocondrie ? Le malade imaginaire ne serait alors plus qu’un classique du théâtre français.
EN 2014, UN FRANÇAIS SUR DIX AVAIT PEUR
DE LA MALADIE EN L’ABSENCE DE TOUT SYMPTÔME