ELLE CRÉE DES HUMANITÉS NUMÉRIQUES
À travers l’ONG qu’elle a fondée, Alexandra Ivanovitch mise sur la réalité virtuelle pour redonner de l’espoir aux populations vulnérables, changer les mentalités en nous faisant vivre les expériences des autres.
Et si c’était la femme qui tombe à pic en cette période de crise sanitaire dont on ne sait combien de temps elle va perdurer ? Et si sa réalité virtuelle (VR) pouvait contribuer à construire ce monde de demain dont on nous dit qu’il sera forcément différent de celui d’avant ? Son approche, synonyme de résilience et d’espoir, nous emmène loin de l’image qu’elle véhicule habituellement à travers les jeux vidéo.
Alexandra Ivanovitch est confinée à Los Angeles, aux États-Unis, depuis deux mois. Par visioconférence, elle nous raconte les projets développés par son ONG, Equality Lab, qui invitent les personnes les plus fragiles à des expériences inédites de technologie immersive. « Lorsque la réalité vient à faire défaut, nous sommes là pour élaborer des univers beaucoup plus hospitaliers », affirme-t-elle.
Sa « bibliothèque de rêves » compte une cinquantaine d’expériences. Par exemple, une visite de La Havane des années 1950. Un voyage virtuel à Cuba qui fait sensation auprès des personnes âgées du quartier de Little Havana, à Miami, dépendantes et isolées pour la plupart. « Les années de répression et de censure là-bas, l’usure du temps ici, ont anéanti leurs chances de revoir la ville de leur jeunesse, explique Alexandra Ivanovitch. Pour ces personnes, la seule façon de se reconnecter avec leur terre d’origine, c’est la technologie. » Et ça marche.
Ce projet, baptisé VR Genie, redonne du sourire et de la joie de vivre. La fondatrice d’Equality Lab concède que, comme pour un jeu vidéo indépendant, le travail de modélisation a été primordial, mais pas que sur la ville en elle-même. « Nous avons intégré des personnages et des interactions directement suggérées par les seniors cubains eux-mêmes, comme aller à la plage à Varadero, danser la salsa au Tropicana, flâner sur le Malecón [NDLR: la promenade du front de mer de La Havane], ou la place de la Cathédrale. » Elle en sourit aujourd’hui mais l’adhésion était loin d’être acquise : « Il a fallu expliquer la réalité virtuelle à des personnes âgées cubaines et les convertir au casque VR. Avec mon espagnol rafistolé, c’est le pitch le plus difficile que j’ai eu à produire de ma vie ! »
DANS LA PEAU DES AUTRES. Déplacer des montagnes, c’est de toute façon dans ses cordes. Armée d’une force de conviction sans faille et d’un solide bagage scientifique, Alexandra Ivanovitch fonce tête baissée quand il s’agit de vanter sa technologie immersive pour combattre les préjugés et améliorer l’empathie. C’est la facette originelle d’EqualityLab.
Lorsque l’ONG est créée, en 2017, elle établit un partenariat avec la National Police Foundation, un institut de recherche composé d’anciens policiers et de chercheurs américains dont la mission utilise la technologie pour accélérer la réforme de la police. Ce réseau l’aide à multiplier les expériences qui proposent aux agents de se mettre à la place des citoyens : dans la peau de sans-abri à Los Angeles, pour son tout premier projet, puis dans celle d’un manifestant afroaméricain à Raleigh, en Caroline du Nord. « On essaye de créer des expériences chocs pour aider les gens à sortir de leurs routines de pensées et embrasser le parti de l’autre », motive Alexandra Ivanovitch. Avec l’un des réseaux d’écoles pu- ııı
ııı bliques les plus importants du pays, elle développe un simulateur de carrière pour permettre aux jeunes en difficulté de se projeter dans un avenir professionnel favorable.
Avec l’ONG Save the Children, elle crée un univers virtuel scénarisé (décliné dans une version web en 3D, comme désormais tous les produits maison) afin de lutter contre les mariages forcés que subissent les adolescentes des régions du Sahel, à la suite d’attaques djihadistes et de la fermeture de leurs écoles. « Il s’agit, pour les preneurs de décision, notamment masculins, de se mettre dans la peau de jeunes filles qui n’ont pas l’occasion de poursuivre une scolarité normale, précise Alexandra Ivanovitch. Et donc de traverser les barrières de l’âge et du genre. »
DE PARIS À LOS ANGELES. Promouvoir l’éducation, l’apaisement, le soutien ou encore le dialogue entre les différentes communautés religieuses, c’est précisément ce qui est au coeur du projet d’Alexandra Ivanovitch lorsqu’elle débarque en 2016 à Los Angeles. « Comme beaucoup, je suis sortie ébranlée des attentats de Paris, en 2015. Je me suis demandé où le système éducatif avait failli », raconte-t-elle.
Elle décroche ainsi son « passeport », façon de parler puisqu’elle est francoaméricaine, en postulant à un concours organisé par la Roddenberry Foundation, dirigée par le fils du créateur de la série de science-fiction Star Trek.« Ils cherchaient des projets pionniers susceptibles d’utiliser la technologie de façon humaniste. J’ai candidaté et ils m’ont invitée. » Son projet, en rapport avec l’expérience collective des attentats de Paris, fait un flop. « C’était pour eux une préoccupation plus européenne qu’américaine. Ils préféraient travailler sur une dynamique interethnique, précisément sur les rapports entre la police et la communauté afro-américaine.»
Persévérante, elle réactive aujourd’hui l’un de ses projets axés sur le dialogue interreligieux. « Je viens de convaincre un frère dominicain installé à Lahore, au Pakistan, et l’imam de la plus grande mosquée du pays de plancher sur un scénario. » En plein confinement ! Infatigable et 100 % dévouée à son but.
GEEK. Dans un grand éclat de rire, elle rétorque « Ma vie, c’est mon travail ! » quand on tente d’en savoir plus sur elle et ses hobbies. Elle entrouvre pourtant un peu la porte. Elle se ressource dans la danse sous toutes ses formes : classique, salsa, kathak [NDLR : une danse traditionnelle indienne]. Elle évoque sa mère restée à Paris, sa « meilleure bêtatesteuse », et avoue souffrir de son éloignement. De son enfance, elle se souvient ne pas s’être sentie à sa place, avec son 1,81 mètre, et tentait de se brider, de se courber pour paraître moins grande. « Beaucoup de gens pensaient que j’étais malade », se rappelle-t-elle.
De quoi expliquer cette obsession de résilience numérique ? Quoi qu’il en soit, elle trouve son inspiration du côté de figures singulières, comme l’inventeur Nikola Tesla, avec qui elle partage des origines « du côté de la Yougoslavie ». Ou les auteurs de science-fiction tels que Neal Stevenson (Le Samouraï virtuel) et Philip K. Dick (Le Maître du Haut Château, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques?), « bien évidemment ». Son livre de chevet du moment, L’Herbe du diable et la Petite Fumée, de Carlos Castaneda, aborde les visions et les métamorphoses des chamanes mexicains.
Elle confirme son appétence pour les « mondes intermédiaires ». Star Trek ? Elle concède préférer Star Wars mais reconnaît l’apport culturel de la saga. « Pour les familles américaines des années 1960, voir à la télé un univers comme celui de Star Trek avec, dans un même espace, des gens issus de divers horizons, des créatures différentes, ça a eu un impact indéniable. La série a été visionnaire. Nous, on essaye juste de rattraper le retard qui s’est creusé entre leur XXIIIe siècle et nous. »
« COMME BEAUCOUP, JE SUIS SORTIE ÉBRANLÉE DES ATTENTATS DE PARIS. JE ME SUIS DEMANDÉ OÙ LE SYSTÈME ÉDUCATIF AVAIT FAILLI »