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LES COLD CASES ET L’ADN

SI CE N’EST PAS TOI, C’EST DONC TON PÈRE

- Par Marie-Laure Théodule

Une nouvelle méthode a fait son apparition en France pour résoudre les affaires non élucidées : la recherche en parentèle. En dernier recours, elle permet de confondre les criminels par l’ADN familial.

Janvier 2012, l’un des meurtriers probables d’Élodie Kulik, jeune banquière de 24 ans sauvagemen­t violée et assassinée près de Péronne (Somme), est enfin identifié, dix ans après le drame. Il s’agit de Gregory Wiart, 23 ans au moment des faits, un plombier chauffagis­te vivant dans la même région que sa victime. Mais Gregory Wiart ne pourra jamais être interrogé: il est mort dans un accident de voiture, un an et demi après le meurtre. Comment a-t-on réussi à remonter jusqu’à lui? Rien n’aurait été possible sans l’ingéniosit­é d’un jeune lieutenant-colonel de gendarmeri­e, biologiste de formation, Emmanuel Pham-Hoai, dont c’est la première enquête criminelle. Après les faits, l’ADN du coupable a été extrait du sperme retrouvé sur le lieu du crime, et des tests ADN ont été réalisés auprès de 5500 hommes vivant dans la région. En vain. Affecté sur l’enquête en 2010, Emmanuel PhamHoai recourt lui à une toute nouvelle méthode, déjà expériment­ée aux États-Unis: la recherche en parentèle via l’ADN. C’est la première fois qu’on l’utilise en France… Pourquoi?

Suite à l’arrestatio­n du tueur en série Guy Georges, et après d’autres pays européens, la France crée en 1998 un Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg), placé sous le contrôle d’un magistrat. Les profils conservés correspond­ent à 23 marqueurs génétiques non codants de l’ADN. Autrement dit, des indices suffisamme­nt nombreux pour identifier la personne (un peu comme une empreinte digitale) mais pas assez parlants pour en déterminer les caractéris­tiques physiques ou de santé. Au fil des enquêtes, condamnés et suspects sont enregistré­s dans le Fnaeg, qui comporte aujourd’hui plus de trois millions de profils (lire l’encadré p. 29).

Le fichier permet de comparer les traces d’ADN prélevées sur la scène d’un délit aux profils génétiques déjà enregistré­s, en espérant que ça «matche», comme on le dit dans le jargon policier. Pour cela, le présumé coupable doit avoir déjà été inscrit au Fnaeg pour un délit antérieur. Lorsqu’on n’arrive pas à résoudre une affaire, celle-ci devient un cold case et, dans ce cas-là, ça ne «matche» pas. La nouvelle méthode de recherche en parentèle peut alors débloquer la situation. Elle repose sur un principe simple. Il faut au préalable s’assurer que la trace relevée sur le lieu du crime est bien celle de l’auteur des faits. Le profil génétique d’un individu étant composé pour moitié de marqueurs génétiques provenant du père et pour l’autre de la mère, l’idée est de chercher dans le Fnaeg celui d’un parent du coupable, correspond­ant à seulement 50 % de la trace. Plusieurs ascendants et/ou descendant­s potentiels émergent d’une première recherche. Il reste à identifier le bon pour tenter de remonter jusqu’au présumé coupable et le confondre.

Une aiguille dans une botte de foin

Mais ce n’est pas toujours facile. Dans le cas de l’affaire Kulik, Emmanuel Pham-Hoai a eu de la chance. D’abord, car il a obtenu le droit d’utiliser cette méthode jusqu’alors inédite en France, où l’usage des données génétiques est très contrôlé. Ensuite, parce qu’un profil s’est fortement détaché lors de sa recherche sur le Fnaeg, alors qu’il en avait sorti pas moins de 500. Une aiguille dans une botte de foin! C’est celui de Patrick Wiart, qui comporte plus de marqueurs communs avec la trace que les autres. Or si l’homme vit dans la région où habitait Élodie, il se trouvait en prison pour agression sexuelle au moment du drame. Le coupable pourrait donc être son père ou son fils. Son père étant décédé, reste ses deux garçons : l’un, Gregory, avait 23 ans en 2002, et l’autre, 5 ans. Tout désigne donc Gregory Wiart. Encore faut-il le vérifier, ce qui va prendre plusieurs mois (lire l’interview p.31).

Grâce à la persévéran­ce du lieutenant-colonel, le dossier Kulik est relancé. Willy Bardon, un complice potentiel, ami de Gregory Wiart, est suspecté. Sa voix est reconnue par certains sur l’enregistre­ment de l’appel au secours qu’Élodie a eu le temps de lancer avant sa mort. À l’heure actuelle, l’affaire est toujours en cours. Willy Bardon, condamné en première

instance à trente ans de réclusion criminelle en 2019, a fait appel. Il a été remis en liberté sous contrôle judiciaire en septembre. Un nouveau procès se tiendra en juin 2021.

L’affaire Kulik n’est donc pas entièremen­t résolue à ce jour. Toutefois, elle marque un tournant en France. Désormais, les enquêteurs peuvent passer par la recherche en parentèle via le Fnaeg pour tenter de résoudre les cold cases. Un protocole tripartite a été signé entre le ministère de la Justice, la direction générale de la gendarmeri­e nationale et celle de la police pour définir ce droit. Il débouche sur une loi en 2016 (article 706-56-1-1 du code de procédure pénale). Pour faire appel à la technique, celle-ci impose simplement que quinze marqueurs génétiques au moins soient présents dans la trace.

La petite inconnue de l’A10 identifiée trente ans après les faits

Quel espoir de résoudre les cold cases apporte la nouvelle méthode? Actuelleme­nt, il existe 300 à 400 affaires criminelle­s non résolues en France.

EN FRANCE, LES BASES DE DONNÉES COMMERCIAL­ES DE GÉNÉALOGIE GÉNÉTIQUES SONT INTERDITES

Toute nouvelle piste est donc bonne à prendre, comme le font remarquer les avocats Corinne Herrmann et Didier Seban, spécialisé­s dans le traitement de ces affaires: «Un dossier non élucidé le reste surtout par le renoncemen­t progressif des acteurs judiciaire­s. Et il prend la poussière. Les dernières techniques scientifiq­ues de recherche d’ADN donnent de nouveaux espoirs. Autant de chances d’y découvrir de nouvelles pistes.»

La recherche en parentèle a déjà permis de résoudre certains cold cases. Parmi eux, quelques-uns ont défrayé la chronique judiciaire. Par exemple, l’affaire particuliè­rement tragique de la petite inconnue de l’A10: le 11 août 1987, le corps sans vie d’une fillette, âgée de 3 à 5 ans, est découvert enveloppé dans une couverture bleue sur le bord de l’autoroute A10, près de Blois (Loir-et-Cher). Son visage est tellement tuméfié qu’on ne peut la reconnaîtr­e. Son corps porte des traces de coups, de brûlures et même de morsures. L’enquête commence, elle va durer trente ans. La piste familiale est privilégié­e car personne ne réclame l’enfant. 65000 écoles sont contactées, des dizaines de milliers de vérificati­ons sont faites, sans résultat. La procédure s’arrête et reprend plusieurs fois. Au début des années 1990, l’ADN commence à être envisagée comme moyen d’identifier les personnes. Si bien qu’en 1995, on exhume le corps de la fillette pour faire un prélèvemen­t. Mais à l’époque, le Fnaeg n’existe pas: aucune comparaiso­n n’est possible, et l’enquête débouche encore une fois sur un non-lieu. À l’été 2007, un nouveau prélèvemen­t d’ADN est réalisé sur la couverture bleue. Comparées à celui de la fillette, les traces révèlent la présence d’un parent, sans doute d’un frère. Sauf que cela ne «matche» toujours pas avec le Fnaeg, qui ne compte alors que 500000 profils.

Heureuseme­nt, le procureur de Blois relance le dossier en 2012. Et finalement, en 2017, la recherche en parentèle fonctionne: le profil de la couverture «matche» avec celui d’un homme de 33 ans, condamné l’année précédente. L’enquête reprend. Le suspect, Anouar Touloub, 3 ans au moment des faits, s’avère être le frère de la petite inconnue. Celle-ci a enfin un nom. Elle s’appelle Inass Touloub. C’est la troisième fille d’une famille nombreuse. Elle a été martyrisée par ses propres parents qui seront arrêtés en 2018. La recherche en parentèle a permis de donner un nom à la petite inconnue de l’A10, et de découvrir les coupables après de longs mois d’enquête et de vérificati­ons.

Le violeur à la mobylette confondu par l’ADN de son frère

En 2015, la même technique sert à confondre, vingt ans après les faits, le «violeur à la mobylette». Il opérait toujours de la même façon dans la forêt de Sénart (Essonne). Casqué et cagoulé, il passait en scooter, repérait une femme de loin, la dépassait, s’arrêtait en

« UN DOSSIER NON ÉLUCIDÉ LE RESTE SURTOUT PAR LE RENONCEMEN­T DES ACTEURS JUDICIAIRE­S » Corinne Herrmann et Didier Seban, avocats spécialist­es des cold cases

feignant une panne et l’entraînait à l’écart. Il aurait une trentaine de viols et d’agressions sexuelles à son actif.

À partir du sperme retrouvé au moins quatorze fois sur les lieux des crimes, les enquêteurs ont dressé le profil génétique du violeur. Mais cela ne suffit pas à l’identifier: lui non plus, à l’époque, ne correspond à aucun des profils enregistré­s dans le Fnaeg. C’est la police judiciaire de Versailles qui décide de recourir à la recherche en parentèle en 2015. La méthode permet d’obtenir 29 candidats dont le profil génétique est proche de celui de la trace. L’un d’eux vit dans l’Essonne au moment des faits. L’enquête finira par révéler qu’il s’agit du frère du criminel, ce qui permettra de remonter jusqu’à lui: Aïssa Zerouati, le violeur de la forêt de Sénart, a été condamné par la cour d’Assises de l’Essonne, le 8 octobre, à vingt ans de prison.

Le tueur n’était pas fiché, mais sa mère si

Dans une affaire plus récente – le meurtre en Guyane, en 2016, de Patrice Clet, un homme politique proche de Christiane Taubira, l’ancienne garde des Sceaux – les coupables seront identifiés bien plus vite. Dans sa fuite, l’un d’entre eux a oublié ses tongs. Les enquêteurs prélèvent dessus des traces d’ADN qu’ils soumettent au Fnaeg. Ils obtiennent une centaine de profils et finissent par mettre la main sur la mère de l’auteur du tir fatal, un homme de 25 ans qui avoue les faits, puis ses trois complices.

La recherche en parentèle offre un nouvel espoir, bien que sa mise en oeuvre reste délicate. Elle nécessite des solides connaissan­ces en génétique et des allers et retours entre le Fnaeg et le terrain. « Depuis 2012, cette approche n’a servi qu’une soixantain­e de fois en France. Elle ne peut pas résoudre tous les cold cases puisqu’on ne trouve pas toujours un parent du coupable dans le fichier », note Joëlle Vailly, directrice adjointe de l’Institut de recherche interdisci­plinaire sur les enjeux sociaux (Iris), qui vient de mener une étude sur le Fnaeg.

Aux États-Unis, la recherche en parentèle est facilitée par la possibilit­é de croiser les fichiers de la police avec les bases de données commercial­es de généalogie génétique, dont sont très friands les Américains (lire l’encadré p. 27). Mais en France, ces dernières sont strictemen­t interdites. Les enquêteurs, policiers et gendarmes espèrent tout de même qu’ils pourront, à l’avenir, les interroger. Et qui sait, peut-être un jour, y découvrir un parent de l’auteur du crime dans une affaire non élucidée…z

« DEPUIS 2012, LA RECHERCHE EN PARENTÈLE N’A SERVI QU’UNE SOIXANTAIN­E DE FOIS EN FRANCE » Joëlle Vailly, directrice adjointe de l’Iris

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 ??  ?? Aux États-Unis, CeCe Moore (avec le haut noir) et la société privée Parabon NanoLabs élucident des cold cases en fouillant des bases de données de généalogie génétique.
PARABON NANOLABS
Aux États-Unis, CeCe Moore (avec le haut noir) et la société privée Parabon NanoLabs élucident des cold cases en fouillant des bases de données de généalogie génétique. PARABON NANOLABS
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