"La toxicité de Twitter rivalise avec celle de Facebook "
L’auteur aux 50 millions de livres vendus dans le monde vient de publier le deuxième tome de sa série « 9 ». Un roman à charge contre les géants du web et leur emprise néfaste sur nos vies.
Surprenant Marc Levy! Le romancier français le plus lu au monde refait parler de lui à l’occasion de la sortie de son nouveau livre Le Crépuscule des fauves. Suite attendue de C’est arrivé la nuit, qui était paru au mois de septembre dernier, ce thriller d’espionnage technologique met en scène un groupe de hackers déterminés à se battre contre une poignée de puissants qui s’attaquent à nos libertés. Un roman addictif et haletant, mais surtout une histoire ancrée dans l’actualité et dont l’auteur se sert pour s’en prendre ouvertement aux géants du web.
01NET Comment vous est venue l’idée de placer les géants du web au coeur de l’un de vos romans?
MARC LEVY Je suis un passionné d’actualité, parce qu’elle présage de l’avenir. On peut par exemple se pencher sur l’euphorie qui gagnait la société française à l’approche du Front populaire, qui contrastait assez brutalement avec la montée parallèle du nazisme, et se demander comment la France de 1936, celle de Léon Blum, a pu devenir vichyste trois ans après. Parce que c’est assez stupéfiant! Et, de la même façon, se demander comment l’Amérique d’Obama a pu devenir celle de Trump. J’ai eu la chance de faire partie des dinosaures de l’informatique – j’ai d’ailleurs probablement acheté le premier numéro de votre magazine, que je dois encore avoir dans un carton – et de m’intéresser en même temps aux comportements humains et sociétaux qui nous ont conduits à la Deuxième Guerre mondiale. Aujourd’hui, je ne peux pas regarder la période actuelle, et particulièrement le rôle coupable ou insouciant des Gafa, sans y voir la corrélation évidente avec la montée du fascisme et le risque que courent nos démocraties. D’où ce roman.
01NET Pour autant, tout au long de l’histoire, vous ne citez pas nommément Facebook, entre autres…
M. L. Si j’ai modifié un peu les noms, c’est une façon de jouer avec l’information. Ça aiguise encore plus le cerveau quand on change les noms mais que l’on reconnaît qui se cache derrière. C’est le pari du livre. Provoquer chez le lecteur cette envie-là, le fait de se dire : « Non mais c’est vrai ou ce n’est pas vrai? » Et donc d’aller chercher et de découvrir. C’est presque une formation allant à l’encontre de ce que font les réseaux sociaux aujourd’hui. Et si vous avez pris goût à aller vérifier cette info, maintenant allez-y, continuez!
01NET Au travers de cette intrigue, avez-vous cherché à alerter vos lecteurs sur les dérives des réseaux sociaux?
M. L. J’ai eu à la fois envie de raconter une histoire, mais aussi de dire qu’on ne peut pas faire confiance aux Gafa pour protéger nos démocraties. Parce qu’ils s’en moquent. Probablement parce que chez ces géants travaillent des gens qui n’ont pas été éduqués pour se rendre compte de la gravité de leur rôle. J’ai cherché non pas à éveiller les consciences, parce que ce serait très prétentieux, mais juste à faire réagir. Je pense que la solution aux problèmes posés par les Gafa réside dans un rejet massif et brutal des consommateurs, qui les prendra au dépourvu. Leur taille fait croire que plus rien ne peut les atteindre, mais il y a eu des contre-exemples, notamment dans l’agroalimentaire. On pourrait comparer Monsanto et Facebook, en termes d’usage apparent et de toxicité cachée. Or il y a eu un moment où des écrivains, des journalistes ont traqué Monsanto et Bayer, et fini par faire éclater des scandales. C’est alors que le réveil des consommateurs a contraint les politiciens, qui en général ne brillent pas par leur courage avant-gardiste, à légiférer. Mais c’est bien le rejet des consommateurs de voir des pesticides ou des produits chimiques dans leur alimentation et leurs produits de beauté qui a forcé les industriels à changer brutalement de méthode.
01NET Pensez-vous vraiment que les consommateurs disposent du même pouvoir vis-à-vis des Gafa?
M. L. Oui! Regardez, quand WhatsApp a annoncé brutalement – avec cette brutalité autoritaire de Zuckerberg – le changement de ses conditions d’utilisation, cent millions de personnes ont migré vers Telegram. Du coup, que s’est-il passé? WhatsApp a reculé, reporté ce changement au 15 mai. Pour essayer de passer entre les gouttes. Mais si, d’ici là, l’application perd encore cent millions de personnes, la date fatidique va être de nouveau repoussée. Et ainsi de suite. Jusqu’au moment où l’on va dire à WhatsApp que si ses conditions d’utilisation changent, alors tout le monde s’en va. Le jour où Facebook va perdre cent cinquante millions d’utilisateurs importants, le réseau social ne se réveillera pas parce qu’il aura tout à coup gagné une conscience sociétale ou humaine! Non, ça, on n’y croit plus. En tout cas, pas avec l’équipe qui le dirige actuellement. Et c’est pareil pour Twitter, dont la toxicité rivalise avec celle de Facebook, à ceci près qu’elle est plus évidente. Donc, ce roman, c’est parce que je pense que le meilleur moyen de donner envie aux gens de faire bouger les choses, c’est d’y mêler des personnages auxquels on s’attache.
01NET Vous ne croyez donc pas à une prise de conscience des plateformes? Twitter a bien fini par supprimer le compte de Donald Trump suite à l’invasion du Capitole…
M. L. Quand Jack Dorsey, le patron de Twitter, fait ça, il m’évoque ces Français entrés dans la Résistance après le 6 juin! L’hypocrisie et la lâcheté sont extraordinaires! Voilà un homme dont la société a dérogé à toute éthique, réservant des conditions ultra-privilégiées aux personnalités politiques mais appliquant strictement des règles aux autres, et qui, au dernier moment, lorsqu’on en arrive à un coup d’État, avec des morts et des violences irréparables à la clé, se réveille! Pour soigner son image, et par peur des conséquences juridiques. Parce que dans très peu de temps, le législateur s’intéressera à la responsabilité de celui qui relaie les messages insurrectionnalistes.
UN REJET MASSIF ET BRUTAL DES CONSOMMATEURS LES PRENDRA AU DÉPOURVU
LA SEULE CHOSE QUI LEUR FAIT PEUR, C’EST LA RESPONSABILITÉ PÉNALE
Donc, pour se protéger, on débranche tout. Ce qui permet, en plus, de se donner bonne conscience !
01NET Les réseaux sociaux ne sont-ils donc, selon vous, que nuisibles?
M. L. Il ne faut pas faire un amalgame entre la technologie et l’usage qu’on en fait. Aujourd’hui, personne ne remet en cause l’intérêt de l’invention de l’automobile, mais on a su se rendre compte de ses dangers. Je me souviens du moment où l’on a commencé à limiter la vitesse, les gens criaient à l’atteinte aux libertés. À 18 ans, je travaillais à la Croix-Rouge et, à l’époque, il y avait dix-sept mille morts par an sur les routes en France. Aujourd’hui, il y en a trois mille. Ce n’est pas rien. Grâce à de l’information, des révélations et à des interventions à la fois des pouvoirs publics et des consommateurs, on a fini par, entre guillemets, rendre la voiture meilleure. C’est-à-dire à contraindre son usage dans un cadre sociétal pour rendre ses effets plus bénéfiques.
01NET Justement, la France et l’Europe entendent légiférer pour encadrer l’espace numérique. Qu’en pensez-vous?
M. L. Je pense effectivement que des lois sont absolument indispensables. À ceux qui expliquent que l’internet est un espace de liberté, je réponds que c’est un mensonge. Dès lors que nos activités digitales intègrent une très, très grande partie de notre vie, elles en deviennent indissociables. Vous ne pouvez pas avoir un espace de vie avec des lois et un autre sans. Encore moins sous anonymat. À partir du moment où l’on reconnaît qu’un encadrement est tout à fait primordial pour lutter contre l’incitation à la haine, au meurtre, le harcèlement, la discrimination, etc., on ne peut pas ériger soudain une frontière pour mettre le monde digital à part. Quant aux sanctions, je pense qu’elles ne doivent pas être seulement financières. Parce qu’elles n’affecteront jamais les Gafa. Comme le dit Cordelia dans mon roman, « c’est une piqûre de moustique sur le cul d’un hippopotame »! La seule chose qui peut leur faire peur et les obliger à bouger, c’est la responsabilité pénale des personnes. Le jour où les patrons de Facebook et de Twitter France risqueront une condamnation au pénal s’ils laissent passer des propos aux conséquences meurtrières, je peux vous assurer qu’ils refuseront d’aller en taule et exigeront de leur maison mère des outils pour l’éviter. Quand Facebook et Twitter relayent pendant des jours et des jours les propos haineux contre Samuel Paty qui ont conduit à son assassinat par un fou radicalisé, est-ce qu’ils sont coupables ou pas? Qu’ont-ils fait sinon verser du poison dans les veines des gens jusqu’à ce qu’il y en ait un qui tue!
01NET Et les hackers, ces héros de votre roman, estimez-vous qu’ils aient un rôle à jouer pour faire avancer les choses?
M. L. Les hackers peuvent jouer un rôle aussi important que celui des journalistes. Avec, en plus, cette capacité à travailler main dans la main. Comme ce fut le cas, par exemple, dans l’affaire des Panama Papers. Eux peuvent se battre à armes égales avec les oppresseurs. Parce que l’arme de communication est extrêmement importante. Évidemment, c’est une lutte de longue haleine parce que, comme je le raconte, étouffer la vérité avec des contre-vérités est devenu quelque chose de très courant. Donc il faut beaucoup d’intelligence et de moyens pour rétablir la réalité des faits. Or, leur technicité les place au centre de la chaîne d’information. Dans mon roman, les résistants du groupe 9 ont cette force d’aller chercher une information, de la vérifier et de la mettre à disposition des personnes qui vont la relayer et la rendre lisible et audible. Mais pour cela, ils n’hésitent pas à employer des moyens illégaux. Et donc, on se retrouve dans ce paradoxe du hacker, c’est-à-dire de celui qui révèle des vérités, fait avancer les choses mais est poursuivi par certains États sous prétexte qu’il utilise des moyens illégaux. On le voit constamment aujourd’hui, comme on voit une quantité très importante de journalistes incarcérés.
01NET Outre les Gafa, vous vous en prenez aussi aux laboratoires pharmaceutiques…
M. L. Oui, car ce qui m’intrigue aujourd’hui, c’est comment des États aussi importants et puissants que les États européens, devant une urgence sanitaire, se sont couchés avec autant de facilité devant le diktat des laboratoires pharmaceutiques. Comment se fait-il qu’un député européen ne puisse pas lire les contrats signés avec la Communauté européenne? Quand je parle de la responsabilité pénale des dirigeants de réseaux sociaux, il en va de même des dirigeants de toute grande entreprise. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est de savoir si on peut poser cette question à nos dirigeants : Qui gouverne le monde? Est-ce que ce sont les dirigeants de Pfizer, de Moderna et d’AstraZeneca? Ou bien les politiques qui ont été élus par les peuples? Cette réponse doit être donnée extrêmement clairement. Parce que si on donne ce pouvoir-là aux dirigeants de Pfizer, de Moderna et d’AstraZeneca, cela veut dire qu’on le donne aussi à une poignée d’oligarques comme Musk, Zuckerberg, Bezos… Et donc, on en revient au crépuscule des fauves.