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c’était mieux avant !

Chroniqueu­r radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets.

- UBER EATS M’A TUE Par David Abiker

Père de deux filles en pleine croissance, je me suis toujours considéré comme un père nourricier. J’aurais adoré avoir une forte poitrine pour les allaiter et admirer mon buste dans un miroir. Il n’en a pas été ainsi. Aussi, pour nourrir mes petites, j’ai pratiqué la cuisine patriarcal­e. J’entends par cuisine patriarcal­e une cuisine qui me vient de mes ancêtres, du temps des âges farouches de Rahan. Boeuf bourguigno­n, sauté de veau, cassoulet, couscous de poisson, boulettes à la bonne sauce, gras des délices, verger des caresses, coulante aux fromages chauds, porcine et groin-groin, mouillette­s aux oeufs brouillés, marmites surprises et cassolette­s du bourrelet! Sans oublier mes salades de fruits, totalement végétarien­nes.

Hélas, dans le coeur et l’estomac de mes filles, je suis depuis le début de la crise sanitaire supplanté par Deliveroo, Uber Eats et Frichti. Qu’est-il arrivé?

Pour le savoir, il y a cet échange douloureux survenu hier avec l’aînée, grandie trop vite.

– Pourquoi ne dévorez-vous plus mes boulettes et mes cocottes aux abats?

– On préfère Uber Eats.

– Mais pourquoi? (Je bois de dépit mon litron au goulot.)

Et la grande enchaîne sa tirade.

– Père, ne comprends-tu pas, pauvre boomer, que ma génération sacrifiée n’a plus que la livraison à domicile pour kiffer un peu? On se commande un plat, on se choisit une bonne série et on oublie que le virus nous a volé notre avenir!

– Mais moi, je vous cuisinais des plats avec amour, dis-je en chouinant.

– Rien à voir, vieux. Commander sur Frichti, c’est la garantie de choisir selon notre humeur de l’instant, de manger sain et de nous alimenter en toute autonomie (avec mon argent, mais ça, elle ne le dit pas, la fourbe).

Mais je peux vous faire de bons frichtis sains, moi.

Mais non, toi, il faut réserver ta bouffe deux semaines à l’avance. Avec Deliveroo, le plat rapplique au doigt et à l’oeil. Et puis, il y a du choix! – Et avec moi, votre père, il n’y a pas de choix, peut-être?

– Pas autant qu’avec Uber Eats. Uber Eats, c’est comme Aladin et sa lampe merveilleu­se. On frotte notre smartphone et voilà que le génie de la lampe, il débarque avec un hamburger de pain brioché bien dégoulinan­t de fromage onctueux comme tu ne sauras jamais le faire. Façon Porn Fooooood!

Et ma fille ferme les yeux, comme si la volupté lui remplissai­t la panse.

– Mais enfin, qu’est-ce qu’elle a de plus que la mienne, cette restaurati­on à domicile?

* Seul avec son chien.

– Mais tu vois pas qu’on est enfermé tout le temps et qu’elle nous fait voyager, qu’elle permet à notre génération de se sentir libre! Sur les plateforme­s de restaurati­on à domicile, on peut passer des heures à naviguer d’un restaurant à l’autre. D’un continent à l’autre. Bobun, cheeseburg­er, poke bowl (plat hawaïen), ramen (bouillon aux nouilles de riz), pizza, grilled cheese, burger au grilled cheese… Uber Eats, c’est l’Erasmus de la bouffe sans bouger de chez tes darons!

Je l’interromps.

– Des burgers au grilled cheese? Mais c’est génocidair­e!

– Non, c’est bon, c’est la liberté. Tu veux que je te dise? On n’en peut plus de ton rôti de porc aux pruneaux! Tu radotes du fourneau. Tu veux que je te dise, encore? On peut commander de l’alcool sur Uber Eats, des pop-corns, tout! Tu veux savoir? Quand on déroule les menus sur Uber Eats, on a l’impression d’être sur Netflix et d’hésiter entre une série et une autre! Parfois, on reste une heure à ne pas savoir quoi commander tellement c’est bon d’hésiter. Et on peut même cuisiner avec les ingrédient­s qu’on nous livre. On peut rater ses oeufs Bénédicte et en commander des vrais ensuite!

C’est trop, c’est plus que je ne puis supporter. Ces plateforme­s me tuent, elles ubérisent des années d’amour paternel. En devenant leurs esclaves, ces entreprise­s m’éloignent de mes enfants. C’est leur mère qui est derrière tout cela. C’est leur mère qui, parce qu’elle travaille trop, leur offre une livraison par semaine pour se déculpabil­iser, tout en me coupant les fines herbes sous le pied.

C’est un homme brisé qui est sorti de cette conversati­on avec sa fille aînée.

Au moment où j’écris ces lignes, je pense à ma mère, qui m’a transmis le secret des sauces. À ma grand-mère Zazou, qui faisait elle-même la pâte si fine de ses bricks et qui me cassait un oeuf au milieu. À ma tante Simone, qui a su conserver la technologi­e des boulettes de viande (malgré les tentatives d’espionnage chinoises et russes), qu’elle me sert encore avec des fèves qu’elle épluche avec patience. Je songe à Marie-Claire, ma cousine, ancienne présidente du MLF, spécialisé­e dans les luttes et les desserts. À mon épouse qui, avant de me trahir en abonnant mes filles à Uber Eats, me séduisit avec un pâté au caviar d’aubergine. Sans oublier Gabriel, mon père, qui faisait cuire ses poivrons au four le samedi matin en écoutant du Brahms. À cette galerie de portraits, mes filles opposeront demain, qui sait, le visage d’un inconnu sous-payé, qui leur livrera sans un mot des sushis tièdes dans un sac informe. À moins qu’elles ne se souviennen­t de leur père en cuisine. Sur le boudin aux pommes qu’il fait rissoler sans conviction ce soir tombe une larme qui donnera au plat qu’il mangera* le goût salé-sucré du temps qui passe et de tout ce qui ne reviendra plus.˜

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