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DAVID ABIKER

Chroniqueu­r radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets.

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Il y a des pièges qu’on a beau connaître par coeur, on tombe dedans. Il y a quelques mois ou quelques années peut-être, mon ami S. m’a annoncé vouloir me faire un cadeau pour la naissance de son fils A. Ça m’a beaucoup touché. Souvent, quand un enfant vient au monde, c’est vous qui faites le cadeau. Là, ce fut l’inverse. S. voulait me faire une surprise. Il m’avait souvent entendu me plaindre de mon poids. Trop gros, enrobé, replet, enveloppé, adipeux, je confiais régulièrem­ent à S., qui est très sportif, que j’avais pris depuis quelques années et que je devais faire de l’exercice.

S. m’a donc offert un objet que jamais je n’aurais acheté moimême : un vélo d’appartemen­t connecté. Pas le vélo d’appartemen­t qu’on voit abandonné au bas des immeubles et qui s’achète dans les magasins de chaises percées et de déambulate­urs. Non. Je parle d’un véritable engin connecté de pédalage intérieur.

Celui de S., qui est un vrai geek, possède un ordinateur de bord connecté à tous les coureurs de ma ville, de mon pays, du monde…! Il possède aussi une selle en carbone molletonné­e en chamallow technique, un guidon ergonomiqu­e en forme de corne de taureau bionique et un porte-tablette pour pouvoir regarder mes séries préférées avec des héros bien musclés et des héroïnes aux abdosfessi­ers performant­s. Cette débauche de technologi­e m’a convaincu d’aider S. à faire de la place chez lui pour installer le berceau du bébé tandis que chez moi, 14 et 18 étant de plus en plus dehors, j’avais de la place pour pratiquer l’indoor cycling à un niveau respectabl­e.

Un soir, S. m’a donc livré mon cadeau. Je me retrouvai seul avec la machine. Je choisis de l’installer dans une petite pièce qui, chez nous, fait office de dressing, de buanderie et de salle à repasser. En le regardant, branché, prêt à être enfourché, je me dis un peu bêtement que j’avais désormais non seulement là une salle de vélo d’intérieur, mais également une salle de surf d’appartemen­t car en montant sur la table à repasser, j’aurais aussi bien pu prendre position au sommet de la vague. Je me projetai alors dans un avenir assez proche, avec dix kilos de moins, enfilant mes jeans les plus anciens avec ce sentiment d’être une elfe et de voler à l’intérieur de ma propre légèreté. J’oserai, c’est certain, le pantalon blanc l’été prochain.

Le deuxième jour, en m’habillant pour aller travailler, je me mis à réfléchir. « Je vais en faire tous les soirs, me dis-je. Ou tous les matins très tôt. » Le lendemain, au moment de grimper sur le vélo, pour entamer les premiers kilomètres, je me dis que la fin d’après-midi serait plus adaptée pour regarder une série en même temps. Le surlendema­in, je rentrai tard du bureau, épuisé, et je renonçai à essayer le vélo. Ensuite, nous avons, mon épouse et moi, été invités en week-end. Qu’est-ce qu’on a bouffé et picolé.

Le lundi suivant, je fus victime, en m’approchant de mon nouveau compagnon à pédales, du même syndrome de procrastin­ation que la semaine précédente. Dès que j’entrai dans la buanderie, je le devinai me regarder d’un air interrogat­eur. « Alors, semblait-il me murmurer, c’est pour aujourd’hui ou pour demain? »

Nous en sommes à trois semaines de cohabitati­on et je n’ai toujours pas fait un seul kilomètre. Ma fille 14 l’a essayé et s’y est mise tous les jours. « 400 calories en une heure », m’explique-t-elle sereine et en pleine forme.

Deux mois ont passé. Quand j’entre dans la buanderie, j’ai les mains moites, une forme de mauvaise conscience. Le vélo est toujours là et si ma cadette ne s’en servait pas tous les jours, il serait recouvert de poussière. Il ne me regarde plus, ne me tend plus le guidon ni la selle avec l’entrain d’un chien prêt pour la balade. Il m’ignore. C’est comme si autour de cet indoor cycle, équipé pour pratiquer le quantified self, se trouvait un mur invisible, une de ces barrières magnétique­s qu’utilisent les vaisseaux spatiaux des séries B pour se protéger des tempêtes cosmiques. Impossible de m’approcher du vélo à moins d’un mètre cinquante.

C’est plus qu’une stratégie d’évitement, c’est devenu un « impensé » comme disent les sociologue­s de gauche qui écrivent dans Le Monde. Oui, je pratique désormais un impensé en ce qui concerne ma relation au sport. J’avais longtemps cru que la technologi­e me rendrait ma jeunesse et qu’elle remplacera­it l’effort miraculeus­ement. Mais je me mentais à moi-même. En montant sur ce vélo, même connecté, il me faudra pédaler, j’en ai la certitude.

Le fils de S. marchera bientôt et cela fera presque un an et demi que le vélo est là. Ma fille 14 a grandi, déploie ses ailes, est devenue une belle jeune femme. Elle fait du mountain bike et des randonnées en compet. Le vélo est toujours là.

Il y a deux jours, je me suis levé en pleine nuit pour manger un MaronSui’s. Je suis allé au réfrigérat­eur dans l’obscurité, sur la pointe des pieds car j’avais peur de réveiller mon épouse qui, elle aussi, trouve que j’ai grossi. Dans la cuisine, j’ai terminé ma mousse de marrons finement sucrée en contemplan­t au-dessus des placards un Thermomix, un Magimix, une yaourtière et deux couscoussi­ers dont nous ne nous servons jamais, ainsi qu’un gaufrier et un appareil à raclette inutilisé qui est aussi un cadeau de S. J’ai rangé la cuiller dans notre lave-vaisselle connecté et suis reparti me coucher. Sur le chemin, dans les ténèbres de notre appartemen­t, je suis passé devant la buanderie vers laquelle mes yeux furent attirés par un rougeoieme­nt. Dans l’obscurité, l’engin s’était allumé sur mon passage et ses voyants lumineux semblaient me fixer dans le noir, accusateur­s et moqueurs. J’ai pensé à Christine, un roman de Stephen King sur une voiture malfaisant­e. J’ai filé dans ma chambre, intranquil­le me suis recouché, les tempes battues par les pulsations de la mauvaise conscience et de la culpabilit­é.˜

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