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DAVID ABIKER

Chroniqueu­r radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets.

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C’est une soirée d’anniversai­re de mariage en été. Tout le monde est là pour Xavier et Grita. Les ados passent de la musique avec un ordinateur. Leurs mères dansent comme des folles sur la piste tandis que les maris picolent ici et là avant de les rejoindre. J’aime regarder ces femmes s’abandonner avec excitation et sensualité aux rythmes effrénés sélectionn­és par des jeunes gens qui ont l’âge de nos enfants.

Comment font-ils ces gamins pour trouver les meilleurs tubes? J’ai tenté de faire le DJ par le passé, mais je n’avais pas leur savoir-faire. Ils savent ce qui fait danser leurs mères et les copines de leurs mères. Il faut dire qu’avec internet, les playlists et la fonction « fondu enchaîné » de Spotify, c’est plus simple de se prendre pour David Guetta et Bob Sinclar.

Quand j’avais leur âge, c’était une vraie galère. Je me souviens de ma première boum un samedi après-midi. Il y a des photos prises par mon père. Nous étions une douzaine, j’avais 12 ou 13 ans. Il y avait une majorité de garçons, mais j’avais réussi à inviter quatre filles… Nous avions fermé les volets. Le problème, c’était d’avoir les disques à la mode. J’avais acheté pour l’occasion trois 45 tours. Je me souviens du tube que tout le monde aimait cette année-là. Un truc en forme de rap chanté par un certain Captain Sensible (un punk défroqué). Je me souviens des blancs entre les disques et des rires étouffés qui allaient avec. Il y avait aussi les Buggles qui chantaient Video Killed The Radio Star. Avec un peu de chance, un copain sur deux venait avec un disque.

Nous faisions nos boums avec les moyens du bord. Je me rappelle avoir acheté un gyrophare dans un magasin de bricolage pour faire discothèqu­e. Il marchait avec une pile et pivotait sur lui-même en faisant un boucan d’enfer. C’était pas très glamour… Nous avions aussi mis un foulard rouge sur une lampe qui avait failli prendre feu. Ma mère avait fait des tartes. J’avais honte des tartes de ma mère, je ne trouvais pas ça moderne. J’aurais préféré des gâteaux industriel­s de type Savane avec du Malibu.

Mais, en fait, mes copains aimèrent les tartes et la citronnade maison avec feuilles de menthe de Maman. Captain Sensible (payé 13 ou 17 francs de l’époque) s’avéra un excellent investisse­ment puisque je le passai onze fois. Music and Lights, de Imaginatio­n, sept fois. Falco, qui chantait Der Kommissar (en allemand), trois fois. Et bien sûr Boy George et son Do You Really Want to Hurt Me… À l’époque, nous tenions toute une boum avec les mêmes disques. Aujourd’hui, passer deux fois la même chanson est une faute de goût qui vous fait chasser des platines. Tous ces artistes ont aujourd’hui près de 70 ans… sauf Falco qui s’est tué en voiture à l’âge de 40 ans dans un accident de la circulatio­n.

Tandis que j’espère, sans trop y croire, que les ados vont passer quelque chose qui me rappellera mes années 1980, je ne peux que saluer leurs talents d’ambianceur­s. D’où leur vient ce don pour gérer les énergies qui enflamment les mamans sur la piste? Elles sont en sueur, les bras s’agitent en l’air, les chevelures volent, les poitrines et les hanches balancent. Ces MILF ont le diable au corps, et le diable, ce sont ces jeunes gens innocents (?) qui le leur ont inoculé…

De mon temps, nous n’avions pas Shazam, il n’y avait pas le streaming. Un tube coûtait cher, les albums et les succès ne faisaient pas open bar. Parfois, on se cassait le nez car les disques n’étaient pas disponible­s. Des copains revenaient d’Angleterre avec des imports! Et ils frimaient. La musique n’était pas encore dans les pipelines des plateforme­s de la grande braderie planétaire. La première fois que je suis allé sur Spotify, j’ai eu la sensation d’entrer dans un hypermarch­é gratuit et d’en ressortir – sans payer grand-chose – le Caddie plein. Quand la musique en télécharge­ment payant est apparue, il y avait des gusses qui trouvaient totalement injuste, inadmissib­le de payer 0,99 euro pour une chanson. J’ai toujours trouvé leurs arguments délirants : l’accès à la culture, le fait qu’on pouvait pirater et que faire payer ce prix-là n’avait aucun sens. Mais une bonne chanson qui vous fait danser pendant des heures, ça vaut bien plus que 0,99 euro! C’est inestimabl­e les souvenirs qu’on accroche aux tubes de sa jeunesse.

Je regarde à nouveau la piste. Les divas du dancing sont déchaînées, elles ont été rejointes par les maris et les ados, ça danse et ça rit et c’est l’été. Tout est anglosaxon, tous les interprète­s ont la voix trafiquée par un vocodeur qui transforme n’importe quelle casserole en voix de dessin animé. Les tempos sont sur-accélérés. Tout ça n’empêche pas de fabriquer des tubes. Le contraire de la pénurie soviétique dont je m’accommodai­s en 1982… Parfois, un titre m’évoque vaguement quelque chose. Rien de précis. Je suis largué.

Je me rappelle qu’à l’époque, il fallait mériter la musique : connaître le titre, parler anglais, ne pas écorcher le nom du groupe. Ça pouvait prendre du temps de la trouver. Et il fallait aller chez le disquaire (qui rime aujourd’hui avec antiquaire). Je me souviens avoir craqué quelques années après ma première boum pour une chanson. J’ignorai de qui elle était, je l’entendais partout sans avoir la référence. Elle commençait par des notes de guitares tendues comme il fallait. La rythmique et la voix rocailleus­e et chaude du chanteur prenaient la suite tranquille­ment mais très sûrement. Une chanson taillée pour une soirée comme celle d’aujourd’hui. Ce truc faisait boire, danser, flirter sans brusquer, sans assommer. C’était quelque chose de cool comme Xavier et Grita.

Les ados ont déplacé les enceintes connectées sur la plage. Les parents profitent de la nuit pour filer se coucher après un ultime bain de minuit. La soirée continue sous la voûte étoilée. Je songe à nouveau à ce tube. Il m’a fallu trente ou quarante ans pour le remettre. Grâce à Shazam. Un jour, sur une plage, je l’ai entendu. C’est grâce à la techno de mon smartphone que j’ai pu enfin mettre un nom et un titre sur cette chanson qui a toujours rallumé ces soleils qui brillaient sur mes 17 ans. On the Beach, de Chris Rea. Il est tard. Chris Rea a eu 70 ans en mars dernier, Boy George 60 ans cette année. Je rentre à l’hôtel, je laisse les jeunes gens, la nuit leur appartient. On the beach.

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