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c’était mieux avant !

Chroniqueu­r radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets.

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Il y a quatre ou cinq ans, j’ai ouvert une cagnotte Leetchi pour l’anniversai­re de mariage d’un couple d’amis. Des gens sympas. En général, lorsque des amis fêtent leur anniversai­re de mariage (20 ans!) et qu’on leur fait un cadeau, c’est l’occasion de penser à eux et d’honorer cette valeur cardinale qu’est l’amitié. C’était ma première cagnotte Leetchi. Je n’imaginais pas en l’ouvrant et en sollicitan­t notre groupe d’amis communs que j’allais aller de surprises en surprises sur les uns et les autres et sur moimême. Jusqu’à y perdre mon âme.

Les cagnottes en ligne autorisent toutes les figures de la générosité collective. On peut les partager sur tous les réseaux, on peut choisir l’image qui accompagne­ra le petit texte qui mobilisera la prodigalit­é des donneurs.Une cagnotte Leetchi, c’est aussi la possibilit­é de financer n’importe quel cadeau. Du voyage au chien de race en passant par la table ou la lampe décorative… Je me souviens néanmoins d’un cadeau participat­if où une lampe, justement, avait été offerte à une amie pour ses 50 ans. Nous étions une trentaine sur le coup (ou coût, comme on voudra). L’un d’entre nous voulant jouer les utilités s’était chargé de choisir cette lampe Arts-Déco qui plaisait tant à la jeune quinqua. Malheureus­ement, ce garçon qui n’avait aucun goût s’était mépris sur le modèle. Il avait acheté chez un antiquaire une lampe au pied en faïence marronnass­e. Lorsque notre amie, devant l’assistance excitée, ouvrit le paquet volumineux, chacun s’aperçut que la lampe Arts-Déco ressemblai­t à une allumette géante plantée dans un excrément canin. L’un d’entre nous baptisa le cadeau « La lampe crotte ». Le sujet devint une blague récurrente entre nous. Quant au cadeau, il fut rapidement ramassé par le service des encombrant­s. C’est ce triste précédent que j’avais en tête quand je décidai d’ouvrir une cagnotte pour l’anniversai­re de mariage de nos amis. Une cagnotte évite certains autres moments de grande solitude. Je pense souvent au film de Martin Scorsese, Les Affranchis. Lorsque Henry (Ray Liotta) épouse Karen (Lorraine Bracco), les mafieux défilent avec des enveloppes. La cagnotte Leetchi évite ce genre de distributi­on malaisante (comme diraient 14 et 18) d’argent liquide et c’est très bien comme ça.

Dans le cas qui me préoccupe, la cagnotte Leetchi dont je vous parle m’a donné un point de vue imprenable sur la générosité de notre cercle d’amis. Ceux qui ont ouvert une cagnotte le savent. On est surpris de l’immense largesse financière de certains et étonné, voir touché ou scandalisé, en sens inverse, par la modestie de certains dons. On voudrait fermer les yeux, mais non, on regarde, on sait, on a les chiffres. Il est si difficile de parler d’argent et d’amitié…

Nous ne sommes pas tous égaux ni les mêmes quand arrive le moment de faire chauffer la carte bancaire :

– un fauché peut donner beaucoup, le riche de notre petite

bande demeurer dans la moyenne basse;

– le radin reste radin et je ne saurais, par respect pour tous les radins du monde, trahir le montant de sa contributi­on. Même en garantissa­nt son anonymat, j’ai peur pour sa réputation; – les élégants donnent juste ce qu’il faut, c’est la classe; – le névropathe évite un chiffre rond. ( Je constate ainsi que l’une d’entre nous a donné 38 euros.) Je ne saurai jamais pourquoi; – il y a aussi l’éternel coupable. Les cagnottes lui servent à racheter d’inavouable­s fautes, il donne quatre fois plus que les autres alors qu’il n’est pas si proche des amis que nous célébrons; – le prudent, peu sûr de ses sentiments et de lui-même, vous téléphone pour savoir combien donner exactement, préférant vous écouter au lieu d’écouter son coeur.

J’en étais là de mes réflexions sur la cagnotte et de mon inventaire quand, dans notre boucle WhatsApp, je constatai que l’un d’entre nous n’en finissait pas d’avancer des idées de cadeaux. Très créatif, il n’avait toujours rien donné. Je le plaçai immédiatem­ent dans la catégorie des velléitair­es désordonné­s. La fête d’anniversai­re finit par approcher. Je consultai la cagnotte, constatai que la somme récoltée était rondelette. Qu’allions-nous en faire?

Leetchi est un exercice de démocratie budgétaire intéressan­t. En l’espèce, tout le monde se fout du cadeau pourvu que celui ou celle qui s’en charge vise juste. Ce fut une table basse. J’ignore pourquoi, les couples, à tout âge, aiment les tables basses.

Le soir de l’anniversai­re, l’un d’entre nous se précipita vers moi. Il me donna deux billets. Le retardatai­re ne peut s’empêcher de contribuer à une cagnotte à la dernière minute, c’est comme ça. Et généraleme­nt, il le fait en liquide. La table basse fut offerte, l’anniversai­re de mariage eut lieu. On but, on mangea, on dansa. Je rentrai saoul, me couchai et, le lendemain, en palpant mes poches, je retrouvai les deux billets de ce camarade. Saisi d’une angoisse soudaine, j’ouvris la cagnotte sur mon ordinateur. J’avais oublié de donner!

La table basse était offerte.

J’avais l’argent inemployé du retardatai­re.

Je n’avais rien donné. Pire que le radin.

J’étais le distrait.

Était-ce un acte manqué?

Quatre ans ont passé, je n’ai pas rendu l’argent.

Je l’ai dépensé.

Je ne parviens toujours pas à considérer que cet argent est la rançon de ma peine pour avoir géré la cagnotte. Depuis, chaque fois que je retrouve ma bande d’amis, j’ai mauvaise conscience.

Je suis celui qui n’a pas donné.

Je m’en veux.

Alors, j’attends les 30 ans de mariage de ce même couple d’amis. Pour me rattraper.

En espérant qu’ils ne divorcent pas.

 ?? COMBIEN TU M’AIMES ??
COMBIEN TU M’AIMES

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