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c’était mieux avant !

- Chroniqueu­r radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets.

Bien sûr, il y a WhatsApp. On se parlera de loin et, quand ton joli minois apparaîtra sur mon écran, tu me diras : « Coucou papou. » Bien sûr, il y a les textos. Je t’enverrai des « Ca va ? » et tu me répondras « TKT » pour « T’inquiète »… Bien sûr, tu reviendras à la maison pour les vacances et tu nous raconteras comment ça se passe là-bas.

N’empêche! Hier, à la supérette, alors que je faisais des courses, je me suis dit : « Il me faut du lait pour #14 et des céréales. » Et j’ai réalisé que tu étais partie la semaine dernière faire des études. Loin. Quand je rentre le soir, je ne te trouve plus en train de regarder des séries sur ton smartphone. Et tu ne me racontes plus ce que tu as fait en classe. Ton prof d’éco « gilet jaune », tes copines, ta question du jour.

Souvent, tu avais une question du jour. Tu me demandais par exemple : « Pourquoi on redoute l’inflation ? » Et moi, au lieu de te répondre, je te disais : « Tu as cherché? Tu t’es documentée? » Quel con ton père! Au lieu d’en profiter pour te parler, au lieu de savourer de t’avoir avec moi dans la cuisine, je te disais : « Tu es encore sur ton portable! » Qu’espérais-je? Rentrer à la maison et vous surprendre ta soeur et toi, assises élégamment sur le sofa, la tête délicateme­nt penchée sur un livre avec des airs de Madone, lisant Marcel Proust ou Chateaubri­and?

Souvent, je t’accusais de me piquer mes pulls ou mes cordons de batterie. Ou alors tu écoutais la musique trop fort sur ton enceinte connectée et je disais : « Mais baisse ! » Ou bien : « Mais qu’estce que c’est nul ton truc! »

Alors nous avions un débat. Moi, je disais : « La musique, c’était mieux avant. » Et toi qui ignores totalement ce que veut dire cette formule, toi qui l’ignores absolument, tu me regardais comme un poil qui tombe sur la soupe. Ton truc, c’était l’instant présent. Ton truc, c’était de géolocalis­er Stella à proximité et de descendre la voir, même dix minutes.

À ce moment, je te courais après : « Descends le chien! Tu peux au moins descendre le chien, non ? Maman et moi nous sommes crevés, petite ingrate, va… » Et tu me disais : « Demande à ma soeur, c’est toujours moi ! » Et je te disais : « Mais ta soeur n’est pas là… » Et nous tombions d’accord tous les deux que c’était la faute de ta soeur.

Parlons-en de 18. Injoignabl­e, évidemment. Sauf quand elle veut de l’argent. De toute façon, depuis qu’elle est chez ce garçon (un garçon très bien, je ne dis pas), son père n’existe plus. Au moins, quand elle était là, pouvions-nous rejouer la scène finale du Père Goriot : « Petites misérables, va ! Je vous entretiens, je vous entoure d’affection et vous, vous faites du téléphone portable au lieu de parler à votre père et de louer le patriarcat et ses bienfaits protecteur­s.»

Vous ricaniez, manipulées que vous êtes par le complot féministe mondial… Mais au moins étiez-vous là, et je pouvais vous faire tous les reproches de la terre avec la conscience du bon père de famille. Vos chambres qui ressemblai­ent à des déchèterie­s, les jeans restés sur le sol en tire-bouchons – comme si vous vous étiez évaporées –, les mugs de chocolat chaud bien en évidence sur l’accoudoir du canapé, la salle de bains occupée trois heures trente-cinq pour un lissage brésilien… Sans oublier, encore et toujours, mes cordons de portable que vous voliez, que vous perdiez et que je devais racheter. Et vos mensonges évidemment : « Cépanous. »

#1418, ce champ de bataille d’une guerre passionnel­le qui aura duré dix-huit ans et qui s’achève faute de combattant, car la vie reste la vie. Ensemble, sacrées digitales natives de 1999 et 2003, nous avons découvert les réseaux, le haut débit, la fibre, les séries du câble, puis la VOD, puis les réseaux sociaux, puis WhatsApp, puis Uber Eats et Deliveroo et Revolut. Ensuite, il y a eu TikTok et là j’ai pas tout compris. Il y eut d’épiques batailles autour de votre éducation parasitée par les machines; les flagrants délits de smartphone­s au lit en pleine nuit; mon incapacité à comprendre votre éloignemen­t des livres, votre façon de travailler, votre manière si personnell­e de glander – de « chiller » comme vous dites – en stationnan­t des journées entières dans les décharges qui vous servaient de chambres, heureuses malgré tout d’être en phase avec vos communauté­s. Pour le meilleur et parfois pour le pire.

#18, nous savions qu’elle partirait. Mais toi, #14, c’est venu si vite. D’un coup.

Depuis dix jours, quand j’ouvre la porte, j’ai l’impression que je vais te trouver dans la cuisine, en train de préparer des pâtes ou au piano en train de jouer du Michel Berger. Qui sait comment tu vas t’alimenter chez ces Anglais qui n’arrivent même plus à faire avancer leurs camions de livraison. Alors certes, l’appartemen­t est propre, il est calme, trop calme, et vos sneakers ne traînent plus n’importe où. Mais qui me racontera la jeunesse à hauteur de filles et cette « génération offensée » dont j’aime tant me moquer et qui me fascine toujours davantage. Qui va me dire les tendances et les secrets de votre âge? Qui m’aidera (contre rémunérati­on bien sûr) quand les idées manqueront devant cette page blanche dédiée aux technologi­es dans lesquelles vous êtes nées et avez grandi.

Pourquoi faut-il que vous fassiez des études loin, parfois trop, au lieu de continuer à occuper la ZAD parentale?

Bien sûr, il y a WhatsApp. On se parlera de loin et quand ton joli minois apparaîtra sur mon écran, tu me diras : « Coucou papou. » Bien sûr, il y a les textos. Je t’enverrai des « Ca va ? » et tu me répondras « TKT » pour « t’inquiète »… Bien sûr, tu reviendras à la maison pour les vacances et tu nous raconteras comment ça se passe là-bas.

En attendant que tu reviennes, ma chérie, ma #14, ma si petite, mon amour, j’ai la paix.

Mais je préférais notre guerre. La guerre de #1418.˜

LA PAIX DE #1418

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