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L’ART D’ACCOMMODER LES RESTES

Chroniqueu­r radio, internet, TV et presse, David Abiker se passionne pour la société numérique et ses objets.

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Ma mère savait accommoder les restes. Elle n’avait pas son pareil – du temps où elle cuisinait encore – pour faire des salades qu’elle n’était pas la seule à appeler Fouzitou. Elle était capable de faire des gratins de tout. Ma mère a fait gratiner tout ce qui lui passait sous la main. J’ai repris le flambeau pour les pâtes.

Je peux mettre à peu près tout dans des pâtes. Un jour, je mettrai un vélo électrique dans des pâtes ou bien un manifeste féministe pour ancrer ma cuisine dans la modernité. Mais le sujet n’est pas celui des ingrédient­s, c’est celui des restes.

À ma mère les salades de n’importe quoi et les gratins Foir’Fouille. À moi les pâtes à tout. Et je ne vous parle pas de la mère de ma mère qui cuisinait des rutabagas sous l’occupation. Et mes filles alors?

Mes filles, c’est une autre affaire. L’autre soir, la plus grande, aujourd’hui majeure-àmes-frais(jedistingu­elejeunead­ultemajeur du jeune majeur-à-mes-frais), m’indique qu’elle va chercher des restes à deux pâtés de maison. Il était l’heure du déjeuner.

L’heure du déjeuner de mon aînée de 23 ans, c’est 18 heures. Artiste, elle est en horaires décalés et travaille essentiell­ement la nuit à des projets qui ont trait à l’identité profonde des individus qui composent sa génération.

« Tu vas chercher des restes? Mais nous ne sommes pas si désargenté­s que ça. J’ai beau prendre plaisir à te priver de tout, tu sais bien que malgré ton grand âge (22 ans et 7 mois), tu peux te servir dans le réfrigérat­eur sans contrepart­ie financière. Alors pourquoi courir les restaurant­s pour trouver des restes? – Parce que c’est bon et pas cher! – Mais tu te rends compte de ce que tu racontes? Les restes des restaurant­s, c’est pour les clochards, les mendiants, les gens de peu, les lapins ! Tu peux encore être alimentée par ton père-nourricier-du-patriarcat ! » Et j’ajoute avec tendresse : « Voyons ma chérie…

– Tu n’as rien compris. J’ai une appli qui s’appelle Too Good To Go et, en fin de journée, les plats qui restent, eh bien ils sont vendus pas cher. Par exemple, là, je vais aller me chercher un repas libanais pantagruél­ique pour 3,50 euros. »

Cette conversati­on avait lieu alors même que je recyclais les petits morceaux résiduels et la sauce restante d’un boeuf bourguigno­n en une formule très peu chère de pâtes au ragoût de ma façon. « Mais tu vas attraper la salmonelle! Le voilà le risque. Vois ce à quoi j’ai échappé en terminant le mois dernier le paquet de Schoko-Bons! Tu prends d’énormes risques à manger des plats vintage. D’intenses diarrhées, sans parler des poussées acnéiques. »

Il faut mesurer ici l’état de mon vieillisse­ment intellectu­el par rapport au nouveau monde… C’est à ce moment que ma fille débute un exposé sur les nouvelles tendances consuméris­tes de sa génération.

« Papa, nous, les jeunes, nous sommes parcimonie­ux. (Où a-t-elle appris ce mot, elle ne lit plus depuis le quinquenna­t de Sarkozy?) Nous subissons l’inflation, nous détestons le gaspillage, nous n’aimons pas dîner avec nos-parents-de-droite, aussi nous utilisons internet pour accéder à une nourriture healthy.»

Je goûte mes pâtes, elles sont exquises.

« Internet? Comment ça?

– Eh bien mon repas libanais à prix cassé et cuisiné du jour, je vais aller le chercher là où je l’ai réservé grâce à Too Good To Go! »

Alors elle sort son smartphone et me montre le site qui dit ceci: « Sauvez des repas à petit prix (je songe au film Sauver Willy, ne me demandez pas pourquoi, j’ai horreur du poisson), des produits invendus à prix réduit! Pour lutter contre le gaspillage alimentair­e. Chez Too Good To Go on sait qu’on aime tous beaucoup trop la nourriture pour la gaspiller. Tous les jours et près de chez vous, des milliers de commerçant­s vous proposent sur notre applicatio­n des repas à petit prix. Alors, qu’attendez-vous pour essayer? »

« Et donc tu ne dîneras pas de ces pâtes succulente­s? – Non. Je pars lutter contre le gâchis dont j’ai hérité de ta génération de fossoyeurs irresponsa­bles de la planète. (Mon Dieu, elle parle comme une activiste. À son âge, j’avais des affiches du RPR dans ma chambre et je fantasmais sur Marie-France Garaud!) J’ajoute que nous n’achetons plus rien de neuf. Too Good To Go pour la bouffe, Vinted pour les fringues, le Bon Coin pour le reste. Nous ne possédons rien, on loue tout et on ne jette rien. J’ai même des copains qui se servent dans les encombrant­s pour les meubles… Notre impact est neutre. Alors c’est sûr que toi et tes pâtes, vous êtes un peu aux fraises. »

Je m’installe pour prendre mon repas. Je prépare également une assiette pour le chien qui lui n’a pas de smartphone. Le chien attend que j’aie commencé avant de ripailler. Ma fille se livre alors à une étrange déambulati­on dans la cuisine en se tortillant, un sourire en coin. « Tu as besoin de quelque chose avant d’aller chez To Go To Good? – Too Good To Go papa…

– Oui et donc, tu as quelque chose à me demander?

– Tu peux me passer 3,50 euros steplé pour mon Libanais? – Tiens, tiens, tu ne paies pas en cryptomonn­aies chez To Go Good To ? – J’ai pas confiance dans les cryptos.

– Comme quoi, l’ancien monde a encore de la ressource », lançai-je triomphant.

« Ouais, c’est ça », dit-elle un poil agacée.

« Tiens, voilà quatre euros. Et garde le reste. »˜

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