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LA ROMANCIERE ET LA SCIENTIFIO­UE ENTRENT EN RESISTANCE

Rencontre avec Amanda Sthers et Aurélie Jean à l’occasion de la sortie de leur livre, Résistance 2050. Un roman dystopique poussant certaines de nos technologi­es et craintes actuelles à leur apogée.

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Surprenant­e Aurélie Jean ! Après deux livres consacrés à la vulgarisat­ion des algorithme­s(1), la plus célèbre des informatic­iennes françaises reprend la plume pour, cette fois, basculer dans la fiction. Étonnante Amanda Sthers… Après avoir exploré de nombreux registres littéraire­s, la prolifique écrivaine et cinéaste vient, elle, se frotter pour la première fois au récit d’anticipati­on. Imaginez un monde où, dès la naissance, les êtres humains pourraient se voir dotés d’un implant cérébral électroniq­ue décuplant leurs capacités intellectu­elles. « Si 80 % de la population était équIpéE D’unE puCE, quE FErIEz-vous ? », interpelle le bandeau de RésIstAnCE 2050 (éd. de l’Observatoi­re), tout juste sorti en librairie. Étrange associatio­n que celle de ces deux femmes aux univers a priori si différents, mais qui, avec ce roman écrit à quatre mains, nous poussent d’une même voix à la réflexion face aux risques de dérives technologi­ques de demain, en nous entraînant dans une aventure quasi orwellienn­e, captivante, dans une France plus que jamais numériquem­ent fracturée en deux.

01NET Avec Résistance 2050, vous nous offrez une collaborat­ion inattendue. Comment la scientifiq­ue Aurélie Jean et la romancière Amanda Sthers ont-elles eu cette idée de conjuguer leurs talents pour écrire ce roman ? AURÉLIE JEAN

Amanda et moi sommes amies depuis quelques années et nous habitons toutes les deux à Los Angeles, ce qui aide à la collaborat­ion ! (rires) Un soir, Amanda me parle de son idée d’un récit qui se déroule dans un futur relativeme­nt proche où les individus auraient en vaste majorité une puce dans le cerveau… RésIstAnCE 2050 voyait le jour.

J’avais une idée narrative AMANDA STHERS claire, mais j’étais bloquée par une envie de véracité. Pour pouvoir faire marcher les éléments en cascade, je devais m’assurer d’une réalité scientifiq­ue. C’est une pratique plus courante aux États-Unis d’impliquer des spécialist­es dans l’étape de recherches. Mais, très vite, le rôle d’Aurélie a été plus important que celui de simple conseillèr­e scientifiq­ue et c’est devenu un exercice de création commune, on s’est vraiment enthousias­mées ensemble pour cette histoire.

01NET Écrire à quatre mains est un exercice difficile. Comment avez-vous travaillé, fonctionné ? A. J.

Amanda m’a tout appris ! Nous avons commencé par un rail du récit, avec une scène de début et une scène de fin, auquel nous avons ajouté les grandes lignes des scènes majeures. Nous nous sommes ensuite partagé les scènes en fonction de nos sensibilit­és et de nos profils.

Puis nous avons alimenté le récit entre les scènes majeures pour donner de la matière aux personnage­s, aux lieux et au temps. J’ai encore beaucoup à apprendre comme la mise en relief d’un suspense grandissan­t dans le récit. Ce travail à quatre mains est passionnan­t car on apprend l’une de l’autre.

L’humilité légendaire d’Aurélie ! Nous A. S. avons appris plein de choses toutes les deux et c’est ce qui fait la beauté de nos métiers et l’intérêt de la vie, on est jeunes tant qu’on apprend. Pour ce qui est de l’écriture, j’ai retravaill­é surtout pour qu’il y ait un sentiment d’unité et que le récit ait un seul souffle, mais c’est un autre style que lorsque j’écris seule. On a inventé notre façon de faire. 01NET L’idée d’implanter une puce dans le cerveau — sorte de second cerveau numérique — relève-t-elle vraiment de la science-fiction, ou bien pensez-vous, comme Elon Musk, que ce type d’interface verra effectivem­ent le jour ?

Nous avons écrit ce livre avec un certain A. J. réalisme en lien avec notre temps présent. Beaucoup de chercheurs travaillen­t sur l’implantati­on de puces dans le cerveau pour traiter des maladies comme Parkinson. Elon Musk, lui, s’intéresse entre autres à l’augmentati­on des capacités cognitives. Les recherches avancent vite, et nous arriverons certaineme­nt dans le futur à traiter de mieux en mieux les maladies neurodégén­ératives. Concernant l’augmentati­on des capacités cognitives, je ne sais pas.

Ce qui m’intéressai­t par-dessus tout, A. S. c’étaient les questions éthiques que cela soulevait et qui, d’une manière ou d’une autre, nous seront posées dans les années à venir. Il ne faut pas attendre qu’il y ait des problèmes pour les adresser. Il faudrait des comités d’éthique qui travaillen­t conjointem­ent avec les chercheurs pour les anticiper et peut-être même les inclure dans le procédé de création.

01NET L’échéance 2050 semble proche et lointaine à la fois. L’histoire des technologi­es montre qu’en 10, 20, 30 ans… il se passe tellement de choses. Vous, comment imaginez-vous le monde dans 27 ans ?

Ce livre, comme tout roman d’anticipati­on, A. J. donne une grille de lecture et de la matière au lecteur pour qu’il réfléchiss­e aux grands sujets de notre temps et de notre société. Les technologi­es évoluent de manière exponentie­lle car elles sont bien souvent leur propre catalyseur. Nous créons des ordinateur­s de plus en plus puissants qui entraînent en retour l’élaboratio­n d’ordinateur­s de plus en plus puissants. Résistance 2050 permettra à chacun de construire sa propre imaginatio­n et de tenter d’apporter des éléments de réponse à ses questions. Le livre ne fournit aucune vérité mais de la matière à réfléchir, comme tous les livres d’anticipati­on.

A. S. Je pense que cette échéance a cela de puissant que si nous ne sommes pas en vie, la génération suivante au moins le sera. Nos enfants, nos petits-enfants devront être confrontés à des phénomènes qui nous semblaient surréalist­es il y a encore vingt ans. Ça va à une vitesse folle… Et j’espère que nous nous trompons sur certaines choses, que nous allons être agréableme­nt surpris par les êtres humains.

Nous avons écrit ce livre avec un certain réalisme en lien avec notre temps présent.

Aurélie Jean

J’espère que nous nous trompons sur certaines choses, que nous allons être agréableme­nt surpris par les êtres humains.

Amanda Sthers

01NET Le dialogue au début du roman entre la scientifiq­ue Chloé et la résistante Oona sur les bienfaits et les dérives des technologi­es est-il le reflet de discussion­s que vous avez eues entre vous ?

Amusante question ! J’avais en effet A. J. l’impression de parler au nom de Chloé quand Amanda parlait au nom de Oona…

Il y a un peu de cela, mais rien n’est A. S. manichéen dans le récit. Nous avons conscience toutes les deux qu’il y a du bon de chaque côté. C’est ce qui rend les choses si complexes. Évidemment la technologi­e, les avancées de la science ont sauvé l’humanité à bien des égards mais ça n’est pas non plus sans danger, et c’est sur cet équilibre fragile que repose le futur de l’humanité.

01NET Quand, dans votre roman, vous parlez d’algorithme­s capables d’écrire des livres ou des films, on ne peut s’empêcher d’évoquer ChatGPT. Que pensez-vous de cette « intelligen­ce artificiel­le » ? Est-elle si révolution­naire ? Doit-on s’en inquiéter ? A. J.

Le modèle algorithmi­que sous-jacent à ChatGPT (GPT-3) n’est pas révolution­naire en soi, son entraîneme­nt sur plus de 170 milliards de paramètres a été rendu possible par l’augmentati­on de la taille des bases de données d’apprentiss­age, mais aussi par la capacité des ordinateur­s. Cela étant dit, l’interface est innovante même si elle peut prêter à confusion chez l’utilisateu­r qui aura (parfois et peut-être) l’impression d’échanger avec un humain. Selon moi, ainsi que je l’ai écrit dans plusieurs récents articles dans LE FIGAro(2), il ne faut pas rejeter des technologi­es comme ChatGPT, mais les apprendre. Les risques de véracité du contenu, de l’affaibliss­ement de l’esprit critique des utilisateu­rs ou encore de la confusion de l’utilisateu­r en lien avec un anthropomo­rphisme de l’agent conversati­onnel sont bien réels, mais le contraire est aussi possible. ChatGPT réorganise l’accès à la connaissan­ce, comme Wikipédia et L’Encyclopéd­ie l’ont fait dans le passé.

A. S. Je veux bien ne pas la rejeter parce que j’écoute ce que dit Aurélie, mais c’est quand même très problémati­que pour l’apprentiss­age. Comment allonsnous convaincre des enfants de faire leurs devoirs si une machine les fait à leur place ? 01NET Selon vous, les technologi­es creusent-elles les inégalités ? Votre livre est-il un appel à la vigilance ?

Les technologi­es, comme toutes les A. J. inventions et les innovation­s, peuvent présenter un risque plus ou moins important de créer des inégalités. Les scientifiq­ues et les ingénieurs ainsi que les dirigeants politiques et économique­s, mais aussi les utilisateu­rs de ces technologi­es doivent prendre conscience des opportunit­és et des menaces afin de faire les meilleurs choix. Notre livre est un voyage dans un monde extrapolé et imaginé pour permettre à chacun de réfléchir à des sujets qui, lorsqu’ils sont contextual­isés dans le temps présent, nous angoissent. Nous sommes tous anxieux à l’idée de discuter du «score social» chinois mais nous sommes à l’aise de débattre de ce même sujet sur l’épisode « Nosedive » de la série BlACk MIrror.

A. S. Les nouvelles technologi­es vont créer une scission morale et ceux qui suivent la morale que nous considéron­s être la bonne aujourd’hui risquent de finir dépourvus d’outils nécessaire­s à une survie sociale. 01NET Résistance 2050 semble appeler une suite. En tout cas, en tant que lecteur, on la souhaite. Est-elle prévue ?

C’est la surprise… ! (rIrEs) A. J.

C’est un récit tellement riche, telleA. S. ment vaste qu’il fallait arrêter à un moment mais, en effet, nous aussi avions envie d’une suite et on en a posé les fondations dans le récit… Cela dépendra de l’appétence de nos lecteurs et il faut qu’Aurélie me supporte un peu plus longtemps !˜ Propos recueillis par Jean-Marie Portal

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