20 Minutes avec
Le journaliste David Dufresne refuse le «chantage qui consiste à dire “la police ou le chaos”»
«Allô Place Beauvau? C’est pour un signalement. » Pendant près de deux ans, avec cette introduction lancée sur Twitter, le journaliste indépendant et ancien de Libération David Dufresne s’est échiné à recenser les violences et mutilations présumées survenues lors d’opérations de maintien de l’ordre. Dans un débat de plus en plus polarisé entre propoliciers et promanifestants, il a choisi d’apporter une contribution singulière dans un documentaire politique et philosophique (lire l’encadré).
Pour 20 Minutes, il raconte la genèse de ce projet et livre son regard sur les récentes prises de position du gouvernement sur le maintien de l’ordre.
Quel est le message de votre film? Ce que je voulais dire, et montrer, c’est que la police, ça ne va pas de soi. La police, ça se discute, elle n’est pas coulée dans le marbre, on doit pouvoir l’observer et la critiquer au sens noble du terme. Je voulais aussi nourrir le débat qui s’est ouvert avec l’apparition de comités, comme Urgence, notre police assassine, et puis, évidemment, avec la mobilisation des «gilets jaunes». Tout le monde a saisi qu’il y avait un enjeu, idem par rapport à l’IGPN et la question du contrôle de la police. Ce film, c’est une analyse collective de ces sujets-là. Pourquoi avoir eu envie et besoin de réaliser ce documentaire? Parce que ces images amateurs, ou celles tournées par des journalistes indépendants, méritaient d’être regardées et pas simplement «scrollées» sur les réseaux sociaux. Les projeter sur grand écran permet de comprendre leur teneur réelle.
Le nom et la fonction des intervenants ne sont donnée qu’à la toute fin du film, au générique. Pourquoi?
Je voulais lutter contre deux choses. Premièrement, contre la hiérarchie sociale, en disant qu’une voix vaut une voix et qu’un cariste doit être écouté avec la même attention qu’un historien, par exemple. Deuxièmement, je voulais lutter contre nos propres préjugés. Si, comme à la télévision, j’avais précisé qu’untel est policier, en fonction de ce que vous pensez de la police, vous auriez tout de suite eu une idée préconçue de ce qu’il allait dire et de ce que vous alliez en penser.
Le nouveau schéma du maintien de l’ordre prévoit que les journalistes couvrant les manifestations doivent être «titulaires d’une carte de presse, et accrédités auprès des autorités », notamment. Quel regard portez-vous sur cette question? C’est extrêmement préoccupant. Le ministère de l’Intérieur veut nasser le compte rendu de la manifestation, de la même manière qu’il veut nasser les manifestants. Il voudrait choisir les journalistes, et exclure ceux qui n’ont pas de carte de presse et tous les « amateurs ». Or, c’est évidemment grâce aux indépendants et aux amateurs que le débat a explosé.
Les controverses sur la gestion du maintien de l’ordre traversent notre société depuis plus de cinquante ans. Qu’est-ce qui a changé avec la mobilisation des «gilets jaunes»?
Plus que les mobilisations passées, celle des «gilets jaunes» a été documentée, répertoriée, discutée, contextualisée, filmée. Tout d’un coup, on a compris le caractère systémique des violences policières. Jusqu’alors, certains pouvaient envisager ces violences comme une «succession hasardeuse de bavures», comme le dit l’avocat William Bourdon dans le documentaire. Mais la somme des mutilés et des blessés est devenue telle que ça ne pouvait plus être envisagé comme cela. C’est un système, qui est validé par le nouveau schéma du maintien de l’ordre, par ailleurs. Le recours à des policiers pas suffisamment formés, équipés et entraînés est désormais acté. Mettre en place un superviseur au sein des forces de l’ordre pour faire usage des LBD, c’est une bonne chose. En même temps, cela revient à dire qu’on va continuer à tirer sur les manifestants. Alors que la France est quasiment le seul pays d’Europe à faire ça, malgré les mises en garde de l’ONU, du Parlement européen... Le déni politique est devenu de plus en plus compliqué. Certains policiers, observateurs ou élus vous reprochent d’user d’une rhétorique « antiflic »… Je ne suis pas « antiflic », je suis anti-abus de pouvoir, c’est tout. Oui, je suis radical, mais je ne suis pas dans la haine. Etre radical, c’est aussi, je crois, refuser ce chantage qui nous est fait en permanence et qui consiste à dire : “La police ou le chaos”. Je refuse ce chantage, qui empêche le dialogue et le débat.
«Le ministrère de l’Intérieur voudrait choisir les journalistes.»
«Le déni politique est devenu de plus en plus compliqué.»