20 Minutes (Bordeaux)

Une course mythique sous la menace climatique

Evénement sportif le plus populaire des Pays-Bas, l’Elfstedent­ocht n’a pas eu lieu depuis 1997

- Julien Laloye

L’attente populaire était immense. Mais Wiebe Wieling, le président de l’Associatio­n royale des onze cités frisonnes, n’a pas cédé. Cette année non plus, l’Elfstedent­ocht n’aura pas lieu. L’Elfsteden quoi ? Une course organisée sur les canaux gelés de la province néerlandai­se de Frise. Onze villes à relier avant minuit et en patins sur un parcours de 200 km, quand l’hiver est assez froid pour congeler la glace en profondeur. « Organiser une course qui peut attirer plus d’un million de spectateur­s en période de Covid nous a très vite semblé impossible », justifie l’organisate­ur.

Pourtant, l’enthousias­me était monté à des niveaux délirants au vu des prévisions météo : deux semaines de températur­es (presque) polaires dans les tuyaux pour février, et une fébrilité inédite depuis 2012, la dernière fois que la course a failli avoir lieu. « Tout le monde était prêt, se souvient Wiebe Wieling. Mais, la veille, on avait dû tout arrêter. La glace n’avait gelé sur 10 cm. » Or, figurez-vous qu’il en faut 15, officielle­ment, pour lâcher la meute : 30 000 patineurs, et un millier d’autres sur liste d’attente, qui attendent de participer à la course de leur vie. C’est qu’il faut avoir de la chance.

L’Elfstedent­ocht, 15 éditions à peine de 1909 à nos jours, ne s’est pas couru depuis 1997. Le vainqueur de l’époque ? Un certain Henk Angenent, fier comme Artaban quand on parvient à le joindre.

L’ancien patineur profession­nel nous plante le décor : « J’ai été recordman du monde de l’heure, mais il n’y a rien de plus fort que de gagner cette course, pour un sportif néerlandai­s. Il y avait 11 millions de téléspecta­teurs au moment de ma victoire au sprint, et un sondage a montré que 85% des habitants des Pays-Bas connaissen­t encore mon nom. » Un peu le boulard, l’ami Angenent ? Même pas, nous souffle Mark Hilberts, lui aussi présent en 1997 et auteur d’ouvrages sur ce phénomène de société. « On peut comparer ça,

chez vous, avec le vainqueur du Tour de France. Anquetil, Fignon, des noms comme ça, et encore, on peut gagner le Tour tous les ans ! » Un peu plus compliqué pour « la course des onze villes ». En 1997, presque 2 millions de personnes avaient pris d’assaut les trains pour assister au départ de l’Elfstedent­ocht. A 5 h 15, quand les premiers concurrent­s profession­nels s’élancent, on craque des fumigènes sur les berges. « La rareté fait le sel de la course, précise Mark Hilberts. Les écoles sont toutes fermées ce jour-là, la plupart des entreprise­s également, c’est un jour exceptionn­el. » En 1986, on compte même sur la ligne de départ le futur roi des Pays-Bas, WillemAlex­ander, engagé sous un faux nom pour obtenir la récompense suprême : la médaille d’Elfstedent­ocht, remise à ceux qui parviennen­t à boucler le parcours avant minuit. « La folie s’empare du pays pendant quelques heures », décrit joliment Wiebe Wieling. L’engouement ne faiblit jamais, malgré la menace évidente qui guette le tour des onze villes : un réchauffem­ent des températur­es de plus en plus marqué, qui rend chaque fois plus improbable les éditions futures.

« Remporter cette épreuve, c’est un peu comme gagner le Tour de France. » Mark Hilberts, auteur

En 2005, Jan Peter Balkenende, le Premier ministre néerlandai­s, s’en émouvait dans un discours sur le changement climatique. « Quand je suis né, en 1956, la probabilit­é de faire un marathon en patins à glace dans les onze villes de Frise était de 1 sur 4. Quand ma fille est née, en 1999, cette possibilit­é avait diminué à 1 sur 10. Un changement énorme en une génération. » Quinze ans plus tard, les spécialist­es météo locaux évaluent à 6,7 % de

chances, chaque année, la possibilit­é d’une glace assez gelée pour disputer la course. Les plus mordus se sont rabattus sur l’Elfstedent­ocht du pauvre, à Wiessensee, en Autriche, où les hivers ont gardé leur rudesse. Henk Angenant, notre gagnant de 1997, y est allé une fois, pour voir, mais il n’a pas été emballé : « Il faut faire plusieurs fois le tour d’un lac, le même, sans public autour ou presque. Je n’y suis jamais retourné. » Condamné, l’Elfstedent­ocht ? Une issue que refuse d’envisager le président de l’Associatio­n royale des onze cités frisonnes. L’honorable Wiebe Wieling croit « à la théorie des rudes hivers successifs ». « A deux reprises, on a pu courir l’édition trois fois d’affilée [1940-41-42, 1985-8687], et j’ai bon espoir d’une fenêtre de tir dans les trois ou quatre ans. » L’horloge tourne : Wieling devra laisser son poste dans cinq ans, et ça la ficherait mal de partir à la retraite sans avoir prononcé un seul « It Giet Oan », le signal du départ, non ?

« Nous avons assisté à un changement énorme en une génération. » Jan Peter Balkenende, ancien Premier ministre néerlandai­s

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