« La priorité des victimes par ricochet, c’est l’autre. Le risque, c’est de s’oublier »
Un attentat, ce sont des vies fracassées, celles des victimes bien sûr, mais aussi de toutes celles qui gravitent autour d’elles. La journaliste Camille Emmanuelle raconte cela avec justesse dans Ricochets, un récit dans lequel elle enquête sur le rôle de « victime par ricochet » qu’elle a endossé après l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, où travaillait son mari, le dessinateur Luz.
La première fois que vous entendez « victime par ricochet », c’est une psychologue que vous consultez avec votre mari après l’attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, qui l’emploie à votre attention. Quelle est la définition de cette expression ?
Dans le cadre des attentats, « victime par ricochet » mêle les personnes qui ont perdu un proche et les personnes proches de rescapés. Dans mon cas, je n’ai pas traversé de deuil, mais mon mari est une victime psychique. Mais une victime par ricochet peut aussi être le père, la conjointe, la meilleure amie, la tante, bref, la personne qui est la plus proche de la victime.
Parfois, la victime par ricochet est tellement touchée qu’elle en oublie ses propres besoins. Vous évoquez dans votre récit le cas de Maisie, la compagne de Simon, très grièvement blessé dans l’attentat du 7 janvier…
La convalescence de Simon a été longue et douloureuse. Maisie, sa compagne, était tellement concentrée sur le fait de l’accompagner du mieux possible qu’elle en a oublié les signaux envoyés par son propre corps, alors que cela allait très mal. La priorité des victimes par ricochet, c’est l’autre. Le risque, c’est de s’oublier. Cela peut alors devenir compliqué. Il est difficile d’aider quelqu’un lorsque l’on ne s’occupe pas de soi. Mais il ne s’agit pas d’ajouter des victimes aux victimes avec cette idée d’une victime par ricochet. En réalité, ce n’est pas une identité, c’est un parcours.
Ce qui est frappant dans votre récit, c’est de mesurer à quel point l’attentat du 7 janvier bouleverse toute votre existence, jusqu’à ne plus avoir d’appartement…
Oui, il y a une dissonance entre le fait que l’État et les médias se soient mobilisés pour la liberté de la presse après l’attentat contre Charlie Hebdo et le fait que, dans le même temps, mon mari et moi ayons été contraints de déménager en urgence et de trouver un endroit où pouvoir nous poser. Les policiers de la protection nous expliquaient qu’après ce genre d’événements certaines victimes vont à l’hôtel. Mais il faut en avoir les moyens ! Cette différence entre une empathie collective et un quotidien difficile matériellement crée un grand sentiment de solitude. On apprend vite à se débrouiller. Mais, en décortiquant cette période, lors de l’écriture du livre, j’ai compris que je ressentais alors beaucoup de colère, car j’étais hyper vulnérable.
Comment faire face à cette colère ?
Je ne suis pas contre la colère. Mais, quand elle prend trop de place psychiquement, cela devient dangereux.
Vous dites, en vous en étonnant, que vous n’avez vu ni psychologue ni psychiatre pendant plusieurs mois après l’attentat…
Oui, d’autant que la thérapie a été très importante. Mais, pris par nos impératifs matériels [trouver un logement, se mettre en sécurité, etc.], nous n’avons pas privilégié le suivi psychologique. Or c’est un sujet important, concernant lequel les gens doivent être alertés. On ne s’intéresse pas assez au suivi psychologique post-attentats. Il faut absolument des professionnels formés et spécialisés. L’autre problème, c’est que la thérapie coûte cher. J’ai lu qu’un rescapé du 13-Novembre avait eu le droit à un an de suivi psy. Ce n’est pas suffisant, car un attentat peut en nécessiter des années.
Vous terminez votre livre sur l’attentat contre Samuel Paty, enseignant tué en octobre 2020. Quelle faille cet événement a-t-il ouverte en vous ?
J’ai eu le sentiment de perdre pied. Une psychologue m’a expliqué pourquoi : après 2015, j’avais réussi, petit à petit, à colmater un sol sous mes pieds et, à l’occasion de cet événement tragique, une faille s’est rouverte. L’attentat contre Samuel Paty avait quelque chose de monstrueux et est arrivé au moment où je pensais mettre le mot « fin » à mon ouvrage. Mais c’est bien cela la définition d’un attentat, une effraction dans le réel.
« On ne s’intéresse pas assez au suivi psychologique post-attentats. Il faut des professionnels formés et spécialisés. »