Vies brisées
Trois ans après les attentats qui ont frappé Paris et Saint-Denis, certaines victimes se plaignent d’un manque d’empathie de la société à leur égard.
«Le temps qui passe a créé une distance. On regarde dans la même direction que la société, mais il y a toujours un petit décalage. Une perception différente des choses. D’une certaine façon, je serai toujours sur cette terrasse.» Comme Camille, Eric*, Christophe ou Jeanne*, Vincent est victime et rescapé du 13-Novembre. Tous racontent l’évolution, trois ans après les attentats, de leurs rapports aux autres. Jeanne était présente à la terrasse du Carillon. Après un an d’arrêt maladie, elle a repris le travail en 2017 et s’est retrouvée chargée de dossiers d’assurés. «On m’a assez vite confié des dossiers liés à des morts violentes. Mon manager m’a expliqué qu’il fallait parfois “soigner le mal par le mal”.» Son moral se dégrade. Soutenue par sa psychothérapeute, elle a fini par quitter son poste.
«Le monde du travail a des contraintes qui ne s’accommodent pas des problèmes psychologiques des salariés, estime Eric, rescapé du Bataclan. Si tu es moins productif, on préférera te remplacer. Et si tu ne montres rien, les gens ont tendance à penser que tout va bien. C’est le milieu où l’empathie s’est estompée le plus vite.»
De l’avis de tous, la polémique lancée cet été sur le concert du rappeur Médine (il chante dans son titre « Don’t Laik» «Crucifions les laïcards comme à Golgotha», entre autres) a cristallisé la violence qui s’exprime peu à peu à l’égard des victimes du 13-Novembre. «J’ai eu le malheur d’écrire sur Twitter que j’étais en faveur de ce concert, se souvient Christophe, victime au Bataclan. J’ai le sentiment qu’il y a de plus en plus de réactions hostiles à l’égard des victimes d’attentat qui émettent une opinion qui ne correspond pas à celle attendue par une frange militante d’internautes. On m’a dit que j’étais islamo-gauchiste, des insultes qu’on ne se permettait pas de me lancer avant.» Pour Vincent, présent au Comptoir Voltaire il y a trois ans, ce durcissement est « très politique ». «Certains militants d’extrême droite considèrent que, puisqu’on est victime de ces attentats, on doit forcément détester les migrants, les musulmans et, si on ne les déteste pas, alors on n’est pas des vraies victimes. C’est insupportable. »
« Le temps des victimes n’est pas celui de l’opinion publique. »
Eric, rescapé du Bataclan
Pour ceux qui vivent avec les séquelles de l’attentat, difficile de faire entendre ces symptômes, souvent méconnus. «Quand on me demande “Tu prends toujours pas le métro?” ou “T’as encore peur des feux d’artifice?”, c’est comme une agression, confie Camille. Je ne fais pas exprès d’avoir peur, c’est comme ça. » Une incompréhension qui touche aussi à l’intime : « Quand je dis que, avec ce qu’il s’est passé, je n’ai pas forcément envie d’avoir des enfants (…), les gens ne comprennent pas», abonde Eric. Et d’ajouter : «Le temps des victimes est complètement différent du temps de l’opinion publique, des médias ou du temps politique. Les gens se souviennent de nous lors de nouveaux attentats et des commémorations (…) Je comprends que ce ne soit pas la préoccupation n° 1 des Français, mais, au fond, ça m’embête qu’une société qui était dans un tel excès d’empathie juste après les attentats semble peu concernée par ce qu’il s’est passé.»
* Les prénoms ont été changés.