20 Minutes (Lille)

«On n’étouffe plus les affaires», note le juge Van Ruymbeke

Chaque vendredi, un témoin commente un phénomène de société

- Propos recueillis par Vincent Vantighem

« Heureuseme­nt, on n’étouffe plus les affaires aujourd’hui. »

« Je suis un héritier spirituel de la Révolution française. »

Il fut un temps où des policiers armés accompagna­ient Renaud Van Ruymbeke jusque dans son potager. Aujourd’hui, le juge de 68 ans n’est plus menacé de mort. Et c’est donc seul qu’il s’occupe de son jardin. Mais il conserve un oeil aiguisé sur le fonctionne­ment de la justice.

Vous avez « traversé la Ve République », ditesvous en préambule de votre ouvrage. Ce qui vous permet de laisser entendre que la justice va mieux aujourd’hui. Vraiment ?

J’ai vécu la période où l’on étouffait les affaires. Je l’ai vécue presque dans la douleur. Mais, aujourd’hui, heureuseme­nt, on ne peut plus les étouffer. Prenons les affaires politico-financière­s : la justice a prouvé que l’on pouvait agir. Pour autant, la situation est réversible. Si, demain, un régime autoritair­e vient au pouvoir, on peut revenir à la situation passée. Pourquoi ? Parce que les procureurs sont toujours dépendants du pouvoir politique aujourd’hui. Il y a une grande réforme de la justice à mener. Mais on n’en prend pas le chemin. La justice n’est examinée que de façon secondaire dans les programmes politiques. On ne la voit que dans la répression de la petite délinquanc­e. Rien sur les paradis fiscaux. Rien sur la fraude fiscale. C’est dommage. Et insuffisan­t.

Vous avez été la cible de nombreuses pressions. N’avez-vous jamais pensé à abandonner ?

J’ai toujours été très déterminé. Lorsque je décide de perquisiti­onner le Parti socialiste [en 1992, dans le cadre de l’affaire Urba], je sais que cela va être difficile. En réalité, j’ai déjà pris ma décision. Je sais que je vais poursuivre le trésorier du PS [Henri Emmanuelli], qui est député et dont le parti est au pouvoir. L’irruption d’un juge dans ce domaine, c’est un pas difficile à franchir. Mais, à aucun moment, il n’est question de renoncer. C’est un principe intangible. Sinon, je ne peux plus me regarder dans une glace.

Vous avez aussi interrogé Patrick Balkany, Nicolas Sarkozy, Jérôme Cahuzac… Les hommes politiques sont-ils des

« clients » comme les autres ?

Chez n’importe qui, il y a une part de vérité. Il faut toujours l’écouter. C’est un dialogue, une relation humaine. Quand on voit quelqu’un durant cinquante ou soixante heures en interrogat­oire dans son cabinet, ce n’est pas anodin. Les éléments d’enquête, je les soumets à la discussion. Plus on discute, plus on se rapproche de la vérité. A la fin, je prends position. Ça ne tient pas : non-lieu. Ça tient : renvoi devant le tribunal.

Que répondriez-vous à un jeune qui assure que les hommes politiques ne vont jamais en prison, à l’inverse des petits délinquant­s ?

Je lui dirais qu’il n’a pas tort. Il y a un décalage entre les peines qui peuvent s’appliquer à de petits délinquant­s et celles prononcées dans les affaires financière­s. Cela tient surtout au décalage dans le temps. Il y a trop de comparutio­ns immédiates, et les affaires financière­s sont très longues à instruire.

Vous ne répondez pas à la question…

Sans doute parce que ce n’est pas ma fonction de prononcer des peines. Mon rôle est d’instruire et de renvoyer devant un tribunal.

Faut-il filmer les audiences, comme le souhaite

Eric Dupond-Moretti, le ministre de la Justice ?

Il faut y réfléchir. Il faut plus de transparen­ce, c’est sûr. Mais voir, comme aux Etats-Unis, un détenu arriver menottes aux poignets, c’est terrible.

Dans votre livre, vous expliquez que l’affaire Boulin [du nom de l’ancien ministre retrouvé mort en 1979], a été la plus marquante. Si vous aviez eu le choix, quelle affaire auriez-vous aimé instruire ?

L’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. Cela aurait été intéressan­t. En plus, vous vous heurtez à des pouvoirs bien en place pour trouver la vérité.

Faut-il toujours se heurter à un pouvoir ?

Disons que je suis un héritier spirituel de la Révolution française. Je n’aime toujours pas les corporatio­ns et les privilèges.

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 ??  ?? Le célèbre magistrat français de 68 ans (ici en juin 2019), connu pour son indépendan­ce, livre son sentiment sur l’évolution de la justice dans un ouvrage.
Le célèbre magistrat français de 68 ans (ici en juin 2019), connu pour son indépendan­ce, livre son sentiment sur l’évolution de la justice dans un ouvrage.

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