«Bellingcat», le site d’investigation vu par son créateur
Chaque vendredi, un témoin commente un phénomène de société
La révélation de l’identité de deux Russes soupçonnés d’avoir participé en 2018 à l’empoisonnement de Sergueï Skripal, ex-agent double en Grande-Bretagne, c’est grâce à eux. La localisation, l’année suivante, de l’homme le plus recherché par les Pays-Bas, encore eux. Une enquête sur des ambassadeurs en ligne d’Amazon ? Toujours Bellingcat. Un travail impressionnant, alors que le site de journalisme d’investigation n’a été lancé qu’en 2014 par Eliot Higgins. Il revient pour 20 Minutes sur ce parcours.
Comment est né votre intérêt pour les enquêtes à partir de sources ouvertes ?
Par accident. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au conflit en Libye, en 2011, on voyait beaucoup de contenus que les journalistes sur le terrain partageaient sur les réseaux sociaux et qui, souvent, n’entraient pas dans leurs articles. Il y avait aussi les vidéos sur YouTube qui étaient partagées par des groupes sur le terrain. Je me suis rendu compte qu’il y avait des histoires qui étaient racontées mais que personne n’écrivait vraiment. J’ai donc décidé de me pencher sur la question. L’un des grands défis était de savoir si quelque chose était authentique ou non. J’ai commencé à regarder les images satellite, pour voir si je pouvais y retrouver les caractéristiques des vidéos comme des mosquées, des routes et d’autres bâtiments. C’était possible. Cela m’a amené à créer un blog, qui a commencé à être suivi.
L’équipe de Bellingcat est transparente sur son mode de fonctionnement, notamment sur la collaboration avec des spécialistes, et donne les outils nécessaires aux lecteurs pour reproduire son travail. Une des particularités qui distinguent Bellingcat des médias traditionnels ?
Ce qui différencie Bellingcat des médias traditionnels, c’est que nous voulons partager les informations et les techniques que nous utilisons pour mener ces enquêtes, plutôt que de les garder secrètes, comme des choses très spéciales que nous sommes les seuls à pouvoir faire. Plus nous voyons de gens faire ce travail, plus des informations seront révélées.
Vous avez récemment travaillé sur l’affaire Alexeï Navalny, opposant russe victime d’un empoisonnement en août. Comment avez-vous découvert que les services secrets russes suivaient Navalny depuis longtemps ?
Cela a vraiment commencé par ce que nous faisions au sujet de l’empoisonnement de Sergueï Skripal.
Nous avions identifié les laboratoires où ces poisons neurotoxiques étaient fabriqués, même s’ils avaient officiellement fermé en 2010. Après l’empoisonnement, nous avons regardé les relevés téléphoniques des personnes qui travaillent dans ces unités et nous avons découvert qu’elles appelaient des personnes assez haut placées des services secrets. Ces responsables communiquaient avec une équipe qui a voyagé aux mêmes endroits que Navalny au cours de quelque 30 déplacements. Nous avons reconstitué cette équipe et découvert leurs fausses et vraies identités.
Vous avez inventé l’expression « communauté contrefactuelle »...
Vous avez des communautés ancrées dans la méfiance à l’égard de l’autorité. Ces personnes rejettent fondamentalement tout ce qui vient d’une source qui les contredit. C’est ce qui a conduit aux émeutes au Capitole, aux Etats-Unis. Je pense que c’est un réel danger pour le tissu social si on ne s’en occupe pas correctement. Nous ne pouvons pas y remédier en créant une foule de sites de fact-checking, parce que ces gens les rejettent comme faisant partie du complot contre eux.
Avez-vous des idées?
J’ai des idées, mais je n’ai pas de solution. Nous devons examiner la façon dont les entreprises technologiques et de réseaux sociaux traitent leurs utilisateurs, car nous sommes traités comme une marchandise à laquelle on vend de la publicité. La question est de savoir ce que les gouvernements, les législateurs et la société font à ce sujet.
Eliot Higgins, fondateur du site d’investigation Bellingcat «Nous voulons partager les techniques que nous utilisons. » « Nous avions découvert où les poisons étaient fabriqués. »