20 Minutes (Lille)

«La culpabilit­é chevillée au corps»

Enfants de déportés Dans un livre, Danièle Laufer, dont la mère a survécu à la Shoah, raconte la transmissi­on de ce trauma collectif

- Propos recueillis par Delphine Bancaud

Par ricochet, les enfants des survivants des camps de concentrat­ion ont subi les souffrance­s vécues par leurs parents pendant la Shoah. Danièle Laufer, dont la mère est une rescapée de Bergen-Belsen, le raconte avec subtilité dans Venir après (éd. du Faubourg), paru jeudi. Pour cet ouvrage, elle a aussi recueilli les témoignage­s d’une vingtaine de femmes et d’hommes nés de survivants des camps.

Etre enfant de déporté, c’est d’abord avoir été mis au monde par des parents qui ont voulu « se donner une chance de reconstrui­re une vie normale », écrivez-vous. Ce poids initial a-t-il été lourd à porter ?

Oui, et je crois que tous les enfants dont les parents ont vécu une tragédie éprouvent ce sentiment : ils sont là pour réparer. Ils ont aussi l’impression qu’ils ne peuvent pas décevoir leurs parents, car ils ne peuvent pas leur infliger une douleur de plus.

Dans plusieurs des témoignage­s que vous avez recueillis, les parents n’ont pas voulu parler de cette tragédie à leurs enfants. Etait-ce pour les protéger ou pour tenter de mettre l’horreur à distance ?

Les deux. En n’en parlant pas, ils espéraient sans doute aussi que ces souvenirs finiraient par s’estomper. Nous sommes d’ailleurs nombreux à avoir découvert tard que nous étions juifs, comme si nos parents ne voulaient pas nous « plomber » avec ça.

Vous décrivez des parents souvent exigeants et froids car ils ont « gelé leurs émotions ». Quelles carences affectives cela a-t-il engendrées chez leurs enfants ?

Un manque de sécurité intérieure, des angoisses et une énorme demande d’amour. Certains parents n’ont pas été capables d’aimer réellement leurs enfants. Parce que, pour survivre dans les camps, ils avaient été obligés de tenir leurs affects à distance.

«Nous avons conscience que nous aurions pu ne jamais naître.»

Vous écrivez d’ailleurs que ces parents ne pouvaient pas protéger leurs enfants de leurs angoisses. D’où le recours de beaucoup d’entre eux à la psychanaly­se ?

La psychanaly­se a permis à nombre d’entre nous de mettre des mots sur nos angoisses, de les comprendre afin de les tenir éloignées. Ça nous a sauvé la vie.

Comment se construit-on avec un parent qui est continuell­ement traversé par la souffrance ?

La tragédie vécue par nos parents nous a à la fois détruits et construits.

Beaucoup d’entre nous se sont servis de cette fragilité initiale pour en faire une force, pour apprendre à s’affirmer et s’accomplir dans différents domaines. De mon côté, enfant, je me suis souvent réfugiée chez des familles d’adoption pour aller respirer et trouver la chaleur ainsi que l’affection dont j’avais besoin.

Sarah, que vous avez interviewé­e, déclare : « On est coupables d’exister. » Comment expliquez-vous la transmissi­on de cette culpabilit­é ?

Nous avons la culpabilit­é chevillée au corps, car nous avons conscience que nous aurions pu ne jamais naître. Ce sentiment d’illégitimi­té, difficilem­ent explicable, est très partagé par les enfants de déportés.

Vous écrivez que la mort des parents a souvent été un déclic pour exercer le devoir de mémoire. Leurs enfants se sentent-ils investis d’une mission ?

Oui. Ceux qui ont réussi à se dégager de leur souffrance familiale se sont souvent engagés. Sans doute parce qu’elle les a rendus plus sensibles à l’injustice. Et comme on ne peut pas échapper totalement à cette histoire familiale, autant la porter.

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Danièle Laufer a aussi recueilli une vingtaine de témoignage­s pour Venir après.

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