20 Minutes (Lille)

Téléréalit­é Tout le monde parle le « Koh-Lanta »

Installée depuis vingt ans dans le paysage audiovisue­l et culturel, l’émission de TF1 a aussi pénétré nos inconscien­ts collectifs

- Benjamin Chapon

Le terme « poteaux » retrouvera-t-il un jour son sens d’avant 2001 ? Cette année-là débarque, plutôt discrèteme­nt d’ailleurs, une nouvelle émission de TF1 tournée sur une île de Thaïlande : « Koh-Lanta ». Vingt ans plus tard, TF1 continue de battre des records d’audience avec son jeu d’aventure, et célèbre sa réussite exceptionn­elle avec une édition spéciale intitulée, fort modestemen­t : « La Légende »*.

En vingt ans, « Koh-Lanta » est devenue bien plus qu’une émission télé et a imposé son vocabulair­e (l’épreuve des poteaux, le collier d’immunité, le totem…) et sa grammaire (le feu de camp, la réunificat­ion, les épreuves de confort…) dans de nombreux interstice­s de notre vie quotidienn­e.

« Qu’Olivier Véran dise qu’il n’y a pas de totem, que Rachida Dati dise dans un débat qu’elle n’a pas de collier d’immunité… “Koh-Lanta” est entrée dans le vocabulair­e commun et dans l’esprit des gens, constate l’animateur historique de l’émission, Denis Brogniart. C’est la palme à l’ancienneté. Ça n’existe pas, une émission de 20 ans qui fait entre 14 et 28 primes par an sur la plus grande chaîne et qui reste leadeuse. » Virginie Spies, sémiologue spécialist­e des médias, ajoute une dimension plus intime à cette analyse : « L’émission est entrée dans nos vies parce que la télévision est faite pour être regardée à la maison, un lieu intime, et pour attirer un maximum d’audience avec, donc, des programmes non clivants. » «Je pense qu’il n’y a pas une personne en France qui peut dire qu’elle ne connaît pas du tout “Koh-Lanta”, complète Denis Brogniart. Ça ne veut pas dire qu’elle regarde, mais c’est quand même un phénomène de société suffisamme­nt ancien pour que tout le monde sache de quoi on parle. » Comme dans tout phénomène de société qui se respecte, les références à « KohLanta » ont évolué avec le temps. Prenons par exemple le monde de l’entreprise. « Pendant quelques années, on a eu pas mal de littératur­e RH, raconte Alexandra Parisien, spécialist­e en formation en ressources humaines. Il y avait des stages et des formations autour des valeurs véhiculées par l’émission et applicable­s à la vie en entreprise : la coopératio­n, le dépassemen­t de soi, la résilience… Mais depuis quelque temps, “Koh-Lanta” n’est plus un totem. » En cause, la compétitio­n exacerbée d’une part, qui ne passe pas toujours très bien dans le monde de l’entreprise, et surtout le côté « sentence irrévocabl­e » et les éliminatio­ns…

Plus positif que « Loft Story »

Virginie Spies analyse ce revirement en comparant « Koh-Lanta » à d’autres émissions de téléréalit­é. « “Koh-Lanta” véhicule des “valeurs” plus positives que “Loft Story”, bien sûr. Il y a du sport, du mental… Mais il y a aussi la stratégie, qui a pris une part de plus en plus importante. Or, dans la société actuelle, et dans les entreprise­s notamment, c’est dangereux de faire parler les gens les uns contre les autres. » Quentin et Aurélie, animateurs et organisate­urs de fêtes pour enfants, ont constaté le même revirement avec leurs propres « clients » : « Le problème, ce ne sont pas les enfants, mais les parents, rigole Quentin, qui a animé des Breizh “Koh-Lanta” cet été sur les plages des Côtes-d’Armor. Les épreuves sont ludiques, mais il y a parfois un mauvais esprit. Les papas crient sur leurs gosses et ça finit en larmes… » « Aujourd’hui, il ne faut pas faire perdre les enfants », complète Aurélie.

Virginie Spies voit dans cette évolution vers une société plus policée « une sorte de retour à “L’École des fans”, où tout le monde gagne », une raison supplément­aire au succès d’audience de « Koh-Lanta », spectacle expiatoire d’humains qui s’entredéchi­rent : « Le sel de cette émission, c’est que les gens se trahissent ! Au feu de camp, on est dans la sociologie de groupe en crise. »

Alors, « Koh-Lanta » serait-elle le miroir intime de nos vies publiques en morceaux ? Le reflet dans une eau trouble de nos ego boursouflé­s ? « Ou alors, c’est beaucoup plus simple que ça, tranche Virginie Spies. Nicolas Pigasse, quand il était à Public, avait trouvé une formule pour les clichés people à succès : “Du bleu et de la peau.” “Koh-Lanta” a ça au programme. » Ça et ses poteaux.

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« Il n’y a pas une personne en France qui peut dire qu’elle ne connaît pas du tout “KohLanta”. »

Denis Brogniart, animateur « Le sel de cette émission, c’est que les gens se trahissent ! »

Virginie Spies, sémiologue

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A. Issock / ALP / TF1 / Starface L’épreuve féminine lors de l’émission « Les vingt ans de Koh-Lanta : la légende », diffusée depuis le 24 août
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