«On investit moins les “dossiers corses”, c’est stratégique»
Le journaliste Jean-Michel Verne donne, dans un livre, la parole à des magistrats ayant exercé sur l’île
«Laissez tomber la Corse, vous allez vous y perdre », a glissé un jour un « parrain » de l’île à l’ex-juge d’instruction Guillaume Cotelle. Comme lui, huit autres anciens magistrats ayant exercé en Corse entre 1991 et 2017 témoignent dans un livre publié jeudi. Rédigé sous la direction du journaliste indépendant Jean-Michel Verne, Juges en Corse (Robert Laffont) dresse un portrait inédit de l’histoire récente de l’île.
Après avoir mené tous ces entretiens, selon vous, la justice s’exerce-t-elle de la même façon en Corse que sur le reste du territoire?
L’insularité, l’histoire violente de l’île, la culture, l’identité forte et l’existence d’une mafia compliquent l’exercice des magistrats en Corse, y compris ceux qui ont des origines corses. La porosité mafieuse au sein de la société et les particularités culturelles créent un mélange détonant pour les magistrats qui travaillent sur l’île.
Qu’ont gardé ces magistrats de leur passage en Corse?
Tous avaient un haut niveau d’investissement par rapport à leur métier. Mais certains, comme Guillaume Cotelle, ont ressenti une vraie lassitude. Il m’a expliqué qu’il avait eu besoin de tourner la page, notamment après un simulacre de cambriolage à son domicile. Il est, depuis, président du tribunal de grande instance de Mont-de-Marsan (Landes). Beaucoup ont estimé à un moment que cela devenait trop dangereux. Et mettre sa famille sous protection policière, c’est un enfer. Comment la justice gère-t-elle aujourd’hui les «dossiers corses»? Aujourd’hui, l’île se couvre de centres commerciaux immenses, la spéculation immobilière est exponentielle. Un argent considérable circule en Corse et quatre ou cinq personnes font la loi d’un point de vue économique. Pour autant, ce que l’on sait, c’est que la Jirs [la juridiction interrégionale spécialisée et chargée des dossiers corses sensibles] de Marseille semble avoir pris le chemin du désengagement. On investit moins les «dossiers corses», c’est un choix stratégique. En parallèle, il y a une tendance à transférer le travail judiciaire vers les offices centraux policiers, basés à Paris. Comment peut-elle évoluer?
En Sicile, la mafia Cosa Nostra a prospéré sur le dos de l’autonomie de la région. L’île est presque devenue un Etat dans l’Etat. Même si le statut de la Corse n’en est pas là, on peut imaginer que la mafia insulaire vienne réclamer sa part du gâteau dans ce processus d’autonomie. Quant à la société corse, elle oscille entre crainte et volonté d’en sortir. Ce sont toujours les mêmes qui profitent de cette connivence entre milieux économiques et politiques, et cela dégrade l’image de la Corse.