Les spectateurs rachètent leurs fautes
Deux anciens professeurs de français montent sur les planches pour défendre la simplification de l’orthographe
«On va commencer par une dictée.» Arnaud Hoedt et Jérôme Piron pouvaient-ils imaginer pire accueil aux spectateurs qui se pressent au théâtre de l’Avant-Seine, à Colombes (Hautsde-Seine), pour voir La Convivialité, ou la Faute de l’orthographe *? Et quand ceux qui se sont présentés comme n’étant « pas du tout comédiens » nous ont appris qu’ils étaient en fait d’anciens professeurs de français, nous avons vraiment perdu tout espoir d’amusement. Et pourtant… Le public, qui mêle des retraités qui se méfient du coronavirus et des enfants chahuteurs, s’empare de l’arsenal distribué à l’entrée de la salle : une feuille blanche, un crayon, un carton rouge d’un côté, vert de l’autre. Le spectacle sera interactif. Sur scène, le duo exige le silence et donne tout de suite le ton. A l’annonce de l’exercice, inquiétude dans l’assistance : un « Nooooon » général se fait entendre. Pourtant, derrière cette résistance, on distingue l’enthousiasme à l’idée de réaliser le devoir fétiche des Français. Les comédiens s’en amusent : « Les portes du théâtre sont définitivement fermées. » Pas le choix donc, la dictée commence. Arnaud Hoedt et Jérôme Piron redeviennent instituteurs, et le public, scolaire, s’applique. Les répétitions des phrases et la prononciation exagérée empreignent le spectacle de réalisme.
Des règles «désuètes»
« Fini le baratin. L’écriture ne constitue ni la finalité, ni la nature première du dire. Inutile d’alourdir la plume par une pénible fioriture. » Des chuchotements se font entendre, les jeunes copient sur les parents, stressés à l’idée de tromper leur progéniture. A l’annonce du «point final», un soupir de soulagement résonne. Les nostalgiques sont ravis. «Surveillez-vous votre orthographe? Celle des autres ? » demandent Arnaud Hoedt et Jérôme Piron. Un couple de retraités hoche la tête : «Ah oui!» Les comédiens-professeurs ont un dessein politique avec ce spectacle : distinguer l’orthographe de la langue, et la simplifier pour que les règles « arbitraires et désuètes» qui la régissent soient abandonnées. Selon eux, des réformes de simplification permettraient d’accorder plus de temps à l’enseignement de la littérature, au développement du vocabulaire, à l’étude de l’étymologie et à la maîtrise de la syntaxe.
Tout au long du spectacle, ils vont partager une multitude d’anecdotes à propos de l’histoire de l’orthographe. Ils vont nous apprendre que Montaigne et Rabelais avaient leur propre orthographe, que le son [s] peut s’écrire de 12 façons différentes, et qu’il y a des orthographes simplement cosmétiques. Ils vont nous pousser à nous demander : «Pourquoi l’esprit critique s’arrête-t-il au seuil de l’orthographe?» Ils comparent le français à d’autres langues, dont l’écriture est plus phonétique, comme le turc où « saucisse » s’écrit « sosis », et « éclair », « ekler ». L’audience est partagée, et les exclamations « mais c’est bizarre » se heurtent aux «c’est excellent ! » Jérôme Piron et Arnaud Hoedt ont un dernier exercice pour nous : ils rappellent que c’est « l’opinion publique » qui décide de l’orthographe et qui s’y cramponne, en fustigeant toute possibilité de réforme. C’est là que les pancartes rouges et vertes entrent en jeu.
Les comédiens projettent des termes bien connus mais avec une orthographe simplifiée et nous demandent : « Accepteriez-vous d’écrire de cette façon ? » Les cartons rouges et verts alternent, « ocuper », ça passe, mais «néssessère», «ça va trop loin». Plusieurs orthographes provoquent des réticences et le débat est houleux dans le public. Dans une belle unanimité, « retrette » entraîne une levée de boucliers rouges. On ne touche pas à la retraite en France.
A la sortie de la salle, Kaoutar, venue avec sa classe de 3e, est mitigée : « J’ai trouvé la pièce drôle, sympa et surtout enrichissante. Il y a des mots trop galère à écrire certes, mais on n’est pas obligés de parler de réforme de l’orthographe… » Noira, elle, est conquise. Juriste, elle est venue avec sa soeur : « Je suis très attachée à la langue, je suis née en France, mais issue de l’immigration, et j’aime les mots, leur signification et leur orthographe. Le spectacle m’a permis d’ouvrir mon esprit et d’être plus indulgente. » Partagé entre « le plaisir d’apprendre et de respecter des règles » et « le bon sens de certaines réformes de l’orthographe », le public se disperse. Sa fai reflaichire.
* Le 17 mars au Quai des arts, à Argentan (61).
Montaigne et Rabelais avaient leur propre orthographe.
C’est «l’opinion publique» qui décide de l’orthographe et qui s’y cramponne.