C’est quoi cette manie de mettre des notes à tout?
Le système de notation à cinq étoiles se répand partout
Imaginer qu’à chaque être humain soit attribué, comme à un produit, un film ou un épisode de série, une note sur cinq étoiles. C’est là que je me suis souvenue d’une chose : j’ai une note Uber. Et vous aussi, si vous utilisez le service. Vous notez les chauffeurs à la fin de chaque course, ils vous notent en retour. Sur l’application, je clique Aide – Compte et Paiement – Paramètres du compte et notations – Je souhaiterais connaître ma note, et la sentence tombe : 4,67. Je commence à douter. Je n’ai pas parlé ? Trop parlé ? C’est parce que j’ai demandé Nostalgie et mangé tous les bonbons Arlequin, c’est ça ? Et nous voilà dans la logique de l’épisode inaugural de la saison 3 de « Black Mirror » qui vient de reprendre sur Netflix. « J’observe une scolarisation de la société, avance Pierre Merle, sociologue de l’éducation. Ne serait-ce qu’avec des divertissements comme “The Voice” ou “Danse avec les stars” : il y a encore dix ou vingt ans, on ne donnait pas de notes dans des divertissements. Les effets d’une notation généralisée peuvent être dramatiques. Cela arrive au moment où l’école tend à revenir sur la tendance à la hiérarchisation, ce qui paradoxal. » Surtout, « cela débouche sur un classement généralisé des personnes. C’est une société psychiquement invivable si on est toujours dans une situation de concurrence », alerte-t-il. « Le système de notation permet de s’assurer que passagers comme chauffeurs sont respectueux les uns des autres », assure Uber. Des notations mutuelles au nom du « respect » des uns des autres. C’est la logique défendue par tous les sites qui, à l’instar d’Uber, proposent à chacune des deux parties d’évaluer l’autre. Airbnb, BlaBlaCar, Drivy… L’intérêt est limpide : l’économie collaborative, qui repose sur la confiance, a besoin d’indicateurs. Les commentaires positifs reçus par celui à qui nous louons notre voiture ou notre appartement rassurent, les négatifs alertent. « Il y a l’idée que la notation mutuelle réduirait les effets d’une notation généralisée. Pas du tout! C’est amplifié », poursuit le sociologue. On en arrive à Peeple, l’application qui a fait un tollé l’an dernier pour ce qu’elle se proposait de faire : être un « Yelp pour humains ». N’importe qui aurait pu juger son prochain d’une à cinq étoiles. L’une des entrepreneuses expliquait que, puisque les gens peuvent consacrer autant de temps à faire des recherches lorsqu’il s’agit d’acheter une voiture, « pourquoi ne pas appliquer le même type de jugement sur d’autres aspects de notre vie? » Le scandale avait été tel que l’appli avait été boycottée avant de disparaître. Mais que deux entrepreneuses aient pu la proposer avec un tel enthousiasme n’était pas anodin. « La généralisation de la notation est très préoccupante, renchérit Eric Sadin, philosophe qui réfléchit sur l’impact du numérique depuis dix ans et vient de signer La Silicolonisation du monde (L’Echappée, 2016). Nous sommes comme de petits tyrans qui peuvent faire valoir notre opinion à tout moment, parfois même avec un plaisir pervers… En oubliant que les relations sociales, c’est le sensible, la contradiction, la complexité. »
« La généralisation de la notation est très préoccupante. » Eric Sadin, philosophe