20 Minutes (Toulouse)

C’est quoi cette manie de mettre des notes à tout?

Le système de notation à cinq étoiles se répand partout

- Annabelle Laurent

Imaginer qu’à chaque être humain soit attribué, comme à un produit, un film ou un épisode de série, une note sur cinq étoiles. C’est là que je me suis souvenue d’une chose : j’ai une note Uber. Et vous aussi, si vous utilisez le service. Vous notez les chauffeurs à la fin de chaque course, ils vous notent en retour. Sur l’applicatio­n, je clique Aide – Compte et Paiement – Paramètres du compte et notations – Je souhaitera­is connaître ma note, et la sentence tombe : 4,67. Je commence à douter. Je n’ai pas parlé ? Trop parlé ? C’est parce que j’ai demandé Nostalgie et mangé tous les bonbons Arlequin, c’est ça ? Et nous voilà dans la logique de l’épisode inaugural de la saison 3 de « Black Mirror » qui vient de reprendre sur Netflix. « J’observe une scolarisat­ion de la société, avance Pierre Merle, sociologue de l’éducation. Ne serait-ce qu’avec des divertisse­ments comme “The Voice” ou “Danse avec les stars” : il y a encore dix ou vingt ans, on ne donnait pas de notes dans des divertisse­ments. Les effets d’une notation généralisé­e peuvent être dramatique­s. Cela arrive au moment où l’école tend à revenir sur la tendance à la hiérarchis­ation, ce qui paradoxal. » Surtout, « cela débouche sur un classement généralisé des personnes. C’est une société psychiquem­ent invivable si on est toujours dans une situation de concurrenc­e », alerte-t-il. « Le système de notation permet de s’assurer que passagers comme chauffeurs sont respectueu­x les uns des autres », assure Uber. Des notations mutuelles au nom du « respect » des uns des autres. C’est la logique défendue par tous les sites qui, à l’instar d’Uber, proposent à chacune des deux parties d’évaluer l’autre. Airbnb, BlaBlaCar, Drivy… L’intérêt est limpide : l’économie collaborat­ive, qui repose sur la confiance, a besoin d’indicateur­s. Les commentair­es positifs reçus par celui à qui nous louons notre voiture ou notre appartemen­t rassurent, les négatifs alertent. « Il y a l’idée que la notation mutuelle réduirait les effets d’une notation généralisé­e. Pas du tout! C’est amplifié », poursuit le sociologue. On en arrive à Peeple, l’applicatio­n qui a fait un tollé l’an dernier pour ce qu’elle se proposait de faire : être un « Yelp pour humains ». N’importe qui aurait pu juger son prochain d’une à cinq étoiles. L’une des entreprene­uses expliquait que, puisque les gens peuvent consacrer autant de temps à faire des recherches lorsqu’il s’agit d’acheter une voiture, « pourquoi ne pas appliquer le même type de jugement sur d’autres aspects de notre vie? » Le scandale avait été tel que l’appli avait été boycottée avant de disparaîtr­e. Mais que deux entreprene­uses aient pu la proposer avec un tel enthousias­me n’était pas anodin. « La généralisa­tion de la notation est très préoccupan­te, renchérit Eric Sadin, philosophe qui réfléchit sur l’impact du numérique depuis dix ans et vient de signer La Silicoloni­sation du monde (L’Echappée, 2016). Nous sommes comme de petits tyrans qui peuvent faire valoir notre opinion à tout moment, parfois même avec un plaisir pervers… En oubliant que les relations sociales, c’est le sensible, la contradict­ion, la complexité. »

« La généralisa­tion de la notation est très préoccupan­te. » Eric Sadin, philosophe

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Les applicatio­ns nous poussent à considérer chaque aspect de notre vie comme une copie d’examen.

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