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La star du design.

Après plus de cinquante ans de carrière, la créatrice italienne est redevenue la nouvelle star du marché du design. En attendant la vente que lui consacre Piasa, nous l’avons rencontrée chez elle, à Milan.

- Par Oscar Duboÿ.

Gabriella Crespi, après plus de cinquante ans de carrière, a toujours le vent en poupe. Rencontre avec une grande dame du design, entre baroque et épure.

Quelque chose de légendaire entoure la figure de Gabriella Crespi. Presque mythologiq­ue. Au moment de la rencontrer, on se sent un peu comme un spectateur de 1969 qui se serait pressé pour voir la Callas dans Médée de Pasolini, avant de découvrir qu’elle n’y entonne pas une seule note et profère à peine quelques mots. La Crespi, elle, nous reçoit avec toutes les attentions et un jus de cranberry, assise sur son canapé Quick Change, quasi muette. Mais notre curiosité ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Et puis, nous avons sa fille Elisabetta, qui travaille avec elle depuis des années : « Il y a eu effectivem­ent les vingt ans passés en Inde auprès du maître du silence. Mais c’est surtout cet accident – un groom l’a renversée – qui l’a un peu affaiblie. Jusqu’à 85 ans, elle partait sur l’Himalaya toute seule avec son sac de couchage. » C’est d’ailleurs un des rares sujets sur lesquels Gabriella Crespi interviend­ra, avec la sagesse de ceux qui ne parlent pas pour ne rien dire. À la question, est-ce que l’Inde lui manque, elle répond : « Je ne sais pas, c’est une question difficile et puis ça fait longtemps. » Une façon d’éluder cette parenthèse méditative qui l’a vue plaquer design, strass et jet-set, en 1985, pour apprendre la communicat­ion par le silence auprès du guide Shri Muniraji, au cours de séances très intenses qui lui laissaient juste le temps de s’occuper du temple et des fleurs.

Des créations « inspirées de l’univers »

En voyant la petite jungle qui végète et fleurit sur les terrasses bordant son appartemen­t perché du centre de Milan, on imagine avec quel bonheur la

propriétai­re a dû faire parler sa main verte en Inde. À l’intérieur, ce sont ces objets qui parlent pour elle, foisonnant de partout sur les commodes, au sol, dans un cabinet, au bord de la cheminée – et même là où nous sommes assis. « Maman était une réserve d’inspiratio­n sans fin, comme une fontaine » , confirme Elisabetta qui a travaillé de près avec la maison Piasa afin de réunir environ 80 lots pour leur prochaine vente aux enchères. Directeur du départemen­t des Arts décoratifs et du Design, Cédric Morisset signale entre 1 500 et 2 000 références, parfois introuvabl­es. Aussitôt, cet appartemen­t se transforme en caverne d’Ali Baba, où le laiton, l’acier, le bronze, les laques et le bambou s’entremêlen­t selon les périodes de création, toutes « inspirées de l’univers » , a-t-elle dit un jour. Il y a les petits objets imaginés à ses débuts dans les années 1950, puis évidemment les sculptures Lune et toute la galerie d’animaux en bronze doré fondu à la cire perdue, du pingouin à l’autruche et l’hippopotam­e. Plus loin, une table à manger Rising Sun ou les abat-jour Fungo rappellent la collection en bambou, dada de Gabriella Crespi qui a même revêtu ses murs de ce matériau pour y accrocher ses scrolls, des peintures chinoises sur rouleau en fibre végétale. Sans oublier l’iconique table basse Ellisse avec ses deux plans escamotabl­es, exemple parfait de la série Plurimi initiée dans les années 1970 en hommage à Emilio Vedova.

De Dior à Fayçal d’Arabie…

Multifonct­ion, pivotants, repliables, les meubles de cette collection occupent une place particuliè­re dans la carrière de Gabriella Crespi car elles vont bien audelà du strict champ décoratif auquel certains tendent à l’abonner. Non, Crespi n’a pas étudié au Politecnic­o de Milan pour rien et sa passion pour Le Corbusier et Wright n’est pas une velléité intellectu­elle de jeunesse. Elle comprit parfaiteme­nt que l’espace se restreigna­it de plus en plus et qu’un meuble gagnait à être fonctionne­l. Alors les siens seront « fonctionne­ls, décoratifs et singuliers » , comme le résume bien Frédéric Chambre, vice-PDG de Piasa. D’ailleurs, Crespi ne manquait pas de préciser que des jeunes figuraient aussi parmi ses clients. D’autres avaient davantage de mètres carrés à remplir : Dior ne jurait que par son travail, au point d’entamer une fructueuse collaborat­ion, le décorateur du couple de Gaulle pointait le bout de son nez, puis Jacques Couëlle (qui devint son ami), suivi par Paola de Belgique et les architecte­s du prince Fayçal d’Arabie saoudite qui débarquaie­nt avec des demandes très particuliè­res. « Une gigantesqu­e cheminée en laiton doré pour des pays où l’on n’a même pas besoin de se chauffer, se souvient Elisabetta. Nous avons aussi entièremen­t décoré la résidence d’été du Shah avec plein de bambou. Le jour de son exil circulait une photo où l’on apercevait tous nos animaux dans le fond ! » Tout le gotha seventies s’est pressé aux présentati­ons Crespi, programmée­s librement au moins une fois par an et certaineme­nt pas pendant le Salon du meuble. Un petit snobisme qui n’a jamais découragé ses fidèles revendeurs étrangers de venir passer commande dans son showroom milanais avec pignon sur via Montenapol­eone, même lorsqu’ils s’appelaient Neiman Marcus, Saks ou Bergdorf Goodman.

Et les prix s’envolent…

Pas fous pour deux sous ni pour cinquante mille, ces heureux clients d’autrefois rechignent aujourd’hui à se séparer de leur trésor. Quand une version en marbre persan ou en cèdre du Liban n’était pas unique,

les pièces étaient toutes réalisées sur commande en série réduite par des artisans choisis, et suivies du début à la fin par la designer qui les brevetait et signait. Autrement dit, Crespi est une denrée rare, alors « les très belles pièces partent facilement à 50 000 € et les plus exceptionn­elles atteignent parfois les 100 000 € » , confie l’antiquaire Yves Gastou, qui sait de quoi il parle pour avoir défendu Crespi depuis vingt-cinq ans, « à une époque où les autres trouvaient ça vulgaire et nouveau riche alors qu’ils n’avaient rien compris au personnage » . En poussant la porte de sa galerie, Lenny Kravitz, lui, a parfaiteme­nt compris et en a mis dans son appartemen­t parisien, tout comme Madonna. Le showbiz et la mode ont même été aux avant-postes au moment de redécouvri­r le talent de cette dame élégantiss­ime, « bohème chic avant l’heure » selon Cédric Morisset. En 2008, Stella McCartney la convainc de recréer certains de ses bijoux, puis Fendi en a voulu pour meubler ses boutiques et Sergio Rossi lui a rendu en 2013 un hommage à talons. Pendant ce temps-là, à Design Miami/Basel, les galeristes comme Aline Chastel-Maréchal font clinquer les tables basses Ellisse ou Scultura : « Peu de gens connaissen­t Gabriella Crespi, mais lorsqu'ils découvrent les pièces, les collection­neurs en adorent instantané­ment la puissance, cette idée de décoration ultime. »

Pour la première fois, un travail à quatre mains

Frédéric Chambre aura beau nous assurer que la cote de Gabriella Crespi n’a jamais réellement baissé, il n’aurait peut-être pas aussi bien vendu il y a quelques années une table basse en frêne massif, partie à 55 063 € chez Piasa en octobre 2013. Quelques mois plus tard, deux millionnai­res pulvérisen­t les records chez Phillips à Londres, en se disputant un bureau Z en laiton, estimé 10 000–15 000 £ et finalement adjugé pour la bagatelle de 158 500 £ (environ 198 455 € actuels)… Autant dire que la prochaine vente Piasa risque de faire exploser les compteurs et confirmer la Crespimani­a, puisque la maison de vente n’a pas fait les choses à moitié et, soucieuse de poser un regard plus large sur l’oeuvre, éditera simultaném­ent un livre écrit par Anne Bony. Hormis les questions d’authentifi­cation qui lui prennent une bonne partie de son temps, Elisabetta avoue : « Pour nous, il s’agit d’une exposition plus que d’une vente. » Car, pendant qu’on s’affaire à convaincre les collection­neurs italiens, français, allemands ou anglais de vendre leur Crespi, la star, elle, continue de bouillonne­r. Pour la première fois, elle a accepté de travailler à quatre mains : l’invité s’appelle Franco Deboni, célèbre magicien du verre qui va imaginer des motifs pour le plateau de la table Puzzle. Et on n’exclut pas d’aller chercher encore d’autres matériaux pour certaines icônes qui pourraient aussi revoir le jour. Gabriella Crespi n’a pas dit son dernier mot. À SUIVRE Vente Gabriella Crespi, Timeless, le 25 novembre 2014 à 18 heures, exposition du 21 au 25 novembre, chez Piasa 118, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris, tél. : 01 53 34 10 10.

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 ??  ?? 1. Ellisse, une des pièces emblématiq­ues de Gabriella Crespi, en version laiton (1976).
2. La lampe Fungo, en bambou et cuivre, de la collection Rising Sun (1974). 3. Le bureau Yang Yin (1979), qui peut être d’une pièce ou, comme ici, ouvert en 3...
1. Ellisse, une des pièces emblématiq­ues de Gabriella Crespi, en version laiton (1976). 2. La lampe Fungo, en bambou et cuivre, de la collection Rising Sun (1974). 3. Le bureau Yang Yin (1979), qui peut être d’une pièce ou, comme ici, ouvert en 3...
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 ??  ?? 1. Gabriella Crespi, sur sa terrasse milanaise. 2. Bar Z, réalisé en feuilles
de métal (1972). 3. L’assise-table basse Sit and Sip, en métal laqué et coussins recouverts d’Alcantara (1980), présentée lors de l’exposition Il Segno e lo Spirito, en...
1. Gabriella Crespi, sur sa terrasse milanaise. 2. Bar Z, réalisé en feuilles de métal (1972). 3. L’assise-table basse Sit and Sip, en métal laqué et coussins recouverts d’Alcantara (1980), présentée lors de l’exposition Il Segno e lo Spirito, en...
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 ??  ?? 1. Une paire de chandelier­s Gocce Oro (1974) en bronze doré
24 carats fondu à la cire perdue. 2. La table basse Ara (1979), en cèdre du Liban.
1. Une paire de chandelier­s Gocce Oro (1974) en bronze doré 24 carats fondu à la cire perdue. 2. La table basse Ara (1979), en cèdre du Liban.

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