L’USINE À RÊVES
C’est dans un bâtiment industriel des années 1920 du quartier de Neukölln que le duo d’artistes Elmgreen & Dragset s’est installé. Un espace assez grand pour accueillir leurs oeuvres et leurs projets.
les remises en question d’elmgreen & dragset
Sans être choquantes, les installations d’Elmgreen & Dragset interpellent par leur humour qui subvertit les conventions de la culture traditionnelle, tout en proposant une vision assez lucide de la société. Si Han, leur jeune homme en acier inoxydable posé sur un rocher à Copenhague, imite la Petite Sirène en maniant le décalage, d’autres installations plus globales fascinent pour leur scénographie, tendance cinématographique. Les unes comme les autres racontent une histoire car, comme le disent les deux créateurs : « L’architecture intérieure a souvent été regardée de haut dans l’histoire de l’architecture ou de l’art,alors que le design d’un objet domestique révèle beaucoup de l’identité d’une personne et d’une société. Ce n’est pas que de la décoration. »
Peu importe l’immensité de la surface, Michael Elmgreen et Ingar Dragset ne sont pas du genre à se laisser intimider par les grands espaces. Déjà en 2008, les deux artistes avaient installé une piscine avec plongeon kilométrique en plein mall de Yokohama pour la Triennale. Un an plus tard, ils investissaient le Pavillon nordique de Sverre Fehn, l’un des plus beaux de la Biennale de Venise, avec un loft en bois à faire pâlir un décorateur, mettant en scène aussi bien la Ox Chair de Hans J. Wegner que le fauteuil Ballon d’Eero Aarnio ou les chaises Tulip de Saarinen. L’année dernière encore, ils imaginaient l’appartement d’un architecte dans les galeries du textile du Victoria and Albert Museum de Londres. Ils ont donc su parfaitement quoi faire des centaines de mètres carrés de cette ancienne station de pompage d’eau berlinoise trouvée en vente sur le web, au moment d’y poser leurs valises de globe-trotters : « On est tombés amoureux de ce bâtiment. C’est incroyable le soin avec lequel pouvait être dessinée ne serait-ce qu’une construction industrielle comme celle-ci au début du XXe siècle ! »
Peu de travaux donc, hormis l’abattement de quelques murs pour ouvrir l’espace et l’adapter à des besoins plus domestiques et moins hydrauliques (paradoxalement, la plomberie était à refaire…) avec l’aide de deux architectes, Nils Wenk and Jan Wiese. « Le grenier a représenté le plus gros challenge, vu qu’il n’avait jamais servi avant et n’était pas très sûr en termes de stabilité » : c’est ici que sont reçus aujourd’hui
« C’est incroyable le soin avec lequel pouvait être dessinée une construction industrielle au début du xxe siècle ! »
Michael Elmgreen et Ingar Dragset
les conservateurs, collectionneurs et autres chanceux visiteurs. Dans le hall juste en dessous, les plafonds font treize mètres de haut. Assez pour réaliser toutes sortes de maquettes en taille réelle, des plus petites installations aux commandes monumentales. Assez pour suspendre des bureaux sur des passerelles qui glissent au besoin, grâce à un système de grues d’époque, tractées à partir du rez-de-chaussée avec des chaînes.
Tout cet engrenage a beau être bien huilé, on n’est ni dans la chocolaterie de Willy Wonka ni dans l’usine des Temps modernes de Chaplin, mais plutôt dans « l’usine à rêves d’un monstre à deux têtes » , comme aiment à le dire Elmgreen & Dragset. Si les maîtres de maison n’y vivent plus à plein temps comme avant, une équipe bien soudée continue de faire tourner la machine. Deux chefs de projets suivent la fabrication et le calendrier des expositions à travers le monde, pendant qu’un autre chapeaute le graphiste, l’architecte, les deux artistes assistants, l’archiviste, le comptable… Sans hiérarchie aucune, puisque toute la troupe se retrouve à déjeuner dans la grande cuisine à l’arrière du bâtiment, où chacun a son tour aux fourneaux, quand les charrettes n’imposent pas une livraison à domicile avec nuit blanche à la clé. Non, ce n’est pas non plus une auberge espagnole, mais à coup sûr l’incarnation du mot « cool ».