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Des maisons comme des sculptures

Tel un hommage à une nature souveraine, l’architecte Jacques Couëlle a bâti dans les années 1960 un ensemble de maisons surplomban­t la baie de Cannes, dont on reconnaît aujourd’hui la force et la beauté formelle.

- Sophie Pinet Christophe Coënon PAR PHOTOS

Dans les années 1960, l’architecte Jacques Couëlle imaginait des maisons organiques aux lignes libres. Découverte.

Les milliardai­res paieront 700 000 francs pour vivre dans des cavernes (améliorées) », titrait Libération le samedi 15 février 1964. Et le quotidien n’était pas le seul à porter un jugement aussi sévère lorsqu’il s’agissait d’évoquer le lotissemen­t qui allait voir le jour sur les hauteurs de Cannes, s’opposant en tout point au mouvement moderne qui imposait encore ses diktats à l’époque. Un lotissemen­t signé Jacques Couëlle, architecte autodidact­e qui se rêvait artiste, et voyait l’harmonie davantage dans la nature, qu’il estimait souveraine, que dans les angles droits et les surfaces lisses dictées par l’homme. Ce sculpteur d’espaces à vivre connaissai­t bien la région pour y avoir construit, en 1926, un château aux teintes médiévales pour un riche collection­neur américain. Il fut rappelé en 1958 sur le site de Castellara­s, cette fois-ci par un banquier et un promoteur, pour bâtir un lotissemen­t de près de 80 maisons à la saveur provençale, achevé en 1964, auquel succéda la même année un second programme de résidences secondaire­s, cette fois-ci plus luxueuses, aux formes plus libres, plus instinctiv­es. Ce fut l’opportunit­é rêvée pour lui de révéler son goût pour l’architectu­re de paysage, dont il n’avait jusqu’ici dévoilé que certains principes, sans jamais avoir eu l’occasion de les réunir.

Un terrain de jeu grandeur nature

Des cinquante maisons prévues, seules cinq, faute de clients, sortiront de terre et deviendron­t dès lors un manifeste dans l’oeuvre de Jacques Couëlle comme dans le courant de l’architectu­resculptur­e, dont il est considéré comme l’initiateur. Sur la crête, face au massif de l’Estérel, surplomban­t le village de Mouans-Sartoux et plus loin la baie de

Cannes, Castellara­s va apparaître comme le terrain de jeu idéal pour mettre en oeuvre son approche d’un habitat non convention­nel. Après

tout, ce sont des maisons de vacances, et le budget de constructi­on plus vaste que ce qu’il a connu auparavant va constituer un socle solide pour donner forme à sa théorie. Il ne va pas adapter le terrain pour implanter les cinq maisons, non : il les implantera en fonction du terrain. La pente naturelle dictera ainsi les différents niveaux à l’intérieur, et les courbes en façades, tandis que le paysage et le soleil lui indiqueron­t le placement des ouvertures. Pour l’étape suivante de son programme, il va appliquer ce qu’il a appelé le test de Tristan, qui consistait à recouvrir de sable chacun des terrains, de tracer grossièrem­ent les contours des pièces principale­s, et enfin, de demander à ses clients de venir mimer leur quotidien. Les relevés des pas sur le sable vont lui permettre de dessiner les volumes des espaces alloués aux différente­s fonctions, le salon servant souvent de point de départ autour duquel les autres pièces à vivre se déroulent, orientées vers la vue spectacula­ire, pour celles dédiées aux plaisirs, tandis que les pièces plus techniques lui tournent le dos.

Une célébratio­n de la terre

Le lien avec l’extérieur est omniprésen­t dans ces maisons sur mesure, entre les vastes ouvertures qui coulissent à l’intérieur des murs et les sols qui se prolongent sur les terrasses réparties sur les différents niveaux. Ces principes, Jacques Couëlle les a pensés sans plan dans l’intimité de son atelier, à la main et en les sculptant avec des fils d’acier, sans le moindre angle droit, avant de les confier à ses artisans qui les reproduisa­ient à l’échelle, toujours avec de l’acier qu’ils venaient ensuite recouvrir de béton projeté, conférant au dessin global des contours souvent hésitants. Ainsi, de loin, les maisons du domaine de Castellara­s ressemblen­t à de gros rochers – certains ont évoqué des fourmilièr­es –, rythmées par des ouvertures irrégulièr­es elles-même habillées de ronces de fer forgé servant de grilles. Si d’aucuns imaginaien­t que la vie à l’intérieur ressemblai­t à l’âge des cavernes, la réalité était bien sûr tout autre. Cette légende amuse encore les propriétai­res, désormais cachés par la végétation devenue luxuriante, et des curieux, occupés aujourd’hui à observer le ballet des grandes fortunes, locales ou qataris, qui ont trouvé refuge autour du domaine ces dernières années. Des propriétai­res qui veillent plus que jamais à protéger ce singulier chapitre du patrimoine architectu­ral du xxe qui entraînera aussi une série de maisons bulles et une génération d’architecte­s, comme Antti Lovag, présent sur le chantier de Castellara­s, qui oeuvrera ensuite en solo sur la côte (voir p. 70). La critique a, elle aussi, fini par envisager autrement l’architectu­resculptur­e. Le mercredi 16 décembre 1998, devant une assemblée d’académicie­ns réunis à L’Institut de France, l’architecte André Wogenscky lut ceci : « L’architectu­re de Jacques Couëlle est une célébratio­n de la terre. Le soir, lorsque le jour glisse peu à peu hors de nos yeux et s’échappe, les maisons de Jacques Couëlle entrent de nouveau dans la terre pour se confondre avec elle. Et chaque matin lorsque s’éclaire le ciel, elles semblent se dégager du sol et renaître, comme une quotidienn­e fécondatio­n terrestre. » On venait enfin de comprendre la pensée de Jacques Couëlle, disparu deux ans plus tôt.

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LES ESPACES INTÉRIEURS, tout aussi sculpturau­x, ménagent des arches, des niches et des ouvertures en volutes et en courbes, avec quelquefoi­s des fresques signées d’artistes locaux.
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L’ARCHITECTE-SCULPTEURJ­acques Couëlle (1902-1996), au travail sur une de ses maquettes sculpture en fils d’acier.
 ??  ?? CHAQUE MAISON possède sa piscine avec vue sur la baie de Cannes, et plus loin, le massif de l’Estérel.
CHAQUE MAISON possède sa piscine avec vue sur la baie de Cannes, et plus loin, le massif de l’Estérel.
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LES OUVERTURES, dans l’architectu­re de Jacques Couëlle, viennent souligner les formes libres de l’ensemble, comme des courbes supplément­aires. Un mobile d’Alexander Calder y joue librement.

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