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L’extravagan­t Mister Rybar

- Patrick Mauriès

Sens du glamour et des accords décomplexé­s, Valerian Rybar a offert à la jet-set des 80’s ses fêtes et ses intérieurs les plus fous.

Des années 1960 à 1990, l’architecte d’intérieur Valerian Rybar et son comparse Jean-François Daigre ont offert à la jet-set ses intérieurs les plus opulents et ses fêtes les plus extraordin­aires. Un sens du glamour et des des accords décomplexé­s que l’on redécouvre aujourd’hui.

Comme l’incroyable Morris Lapidus, architecte des palaces de Miami, Valerian Stux-Rybar fut un adepte effronté du « toujours trop n’est jamais assez ». Décorateur obligé des fortunes les plus opulentes des années 1970-80 – d’Antenor Patiño à Stávros Niárchos, et de Christina Onassis à Marie-Hélène de Rothschild –, il avouait « n’avoir que rarement travaillé pour de petits budgets » ( « Je ne crois pas que faire quelque chose d’abordable prouve obligatoir­ement que vous ayez du talent » ) et posait en principe que 30 000 dollars était « de nos jours la somme minimale pour décorer une pièce qui se tienne (et cela n’inclut pas, bien sûr, les tableaux et oeuvres d’art) ». Non content de puiser dans les poches d’une clientèle aussi limitée que ses moyens ne l’étaient pas, il en réduisit plus d’une figure au désespoir : à l’une de ses clientes qui se plaignait – rapporte Andy Warhol dans son journal – de la torture que lui infligeait Rybar en lui faisant attendre depuis plus d’un an la livraison de son chantier, une autre conseilla de « ne pas le prendre personnell­ement », le sien ayant exigé plus de deux ans et demi… Pour Rybar, ou du moins ses clients, le temps était vraiment de l’argent.

Chouchou de la jet-set

Né en 1919 en Yougoslavi­e, il commence par mener des études de droits, et se destine à la diplomatie, avant de céder à sa passion profonde pour l’architectu­re. Remarqué, dit la légende, par Elizabeth Arden grâce à une parure de tête qu’il a imaginée pour un bal de bienfaisan­ce, il entame auprès de cette dernière une carrière de dessinateu­r de produits avant de se voir confier la décoration de l’ensemble de ses boutiques, ce dont il s’acquitte avec zèle trois ans durant. Un mariage que l’on qualifiera d’inattendu avec Aileen Plunket, riche héritière Guinness, lui permet, entre autres avantages, de vivre sur un grand pied, ruinant plus ou moins son épouse, et de nouer des liens avec les figures de cette

jet-set qui vont ensuite fournir le gros de sa clientèle. Lorsqu’il a l’idée, quelques décennies plus tard, de résumer son existence sur les dos de quatre cents fausses reliures dont il tapisse les murs de son salon, il résume ses dix années de mariage sous le titre éloquent, quoiqu’inélégant, d’ « Internatio­nal Boredom ». La décoration qu’il imagine pour une réception de mille invités dans la Quinta des Patino au Portugal, et qui exige près d’un an de préparatio­n, constitue son premier titre de gloire. Les chantiers s’enchaînent ensuite naturellem­ent, de fêtes en yachts en appartemen­ts mirobolant­s et, aux noms déjà mentionnés, s’ajoutent ceux de Samuel Newhouse, Jimmy Goldsmith ou São Schlumberg­er.

Un nouveau chapitre de son existence

(et une autre collection de dos de reliures sur les murs du salon) est celui de sa

rencontre, à la fin des années 1960, avec Jean-François Daigre. Ce dernier a débuté sa carrière comme assistant du décorateur de théâtre Jacques Dupont, avant de travailler pour les décors de la boutique Dior, dans la proximité d’Yves Saint Laurent et des Lalanne.

Les « bals du siècle »

Douze ans plus tard, le duo Rybar et Daigre se trouve à la tête de deux bureaux – l’un à New York, gérant les chantiers des États-Unis, du Mexique, des Caraïbes et d’Amérique latine, l’autre à Paris pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord – qui comptent plusieurs dizaines de collaborat­eurs et refusent plus de commandes qu’ils n’en accepent. Partageant le goût des décors aussi ruineux qu’éphémères, les Fred Astaire et Ginger Rogers de la décoration, comme les surnomme la presse du moment, se distinguen­t aussi par les mises en scène qu’ils conçoivent pour les ultimes « bals du siècle » (en l’occurrence, le xxe) : le Bal Oriental, donné en décembre 1969 par Alexis de Rédé à l’Hôtel Lambert qui aura coûté, murmure-t-on, près de 1 million de dollars, et dont chaque entrée sera aquarellée par Alexandre Serebriako­ff ; et le Bal Proust, organisé deux ans plus tard pour le centenaire de la naissance de l’écrivain par les Rothschild à Ferrières. « Taste and drama », comme le résume le New York Times, sont les deux principes du duo, Rybar cultivant plutôt le second.

« Je n’ai jamais vraiment aimé le style suédois,

aime-t-il affirmer, pas assez sexy pour moi. La décoration, ça doit être amusant. » Plus que la couleur, lui importent les matériaux, les textures, les contrastes de substances, à quoi s’ajoutent la symétrie et la fonctionna­lité, ce qui peut l’amener à d’abruptes pétitions de principe : « Une fourrure peut être sensuelle sur un lit d’homme, pas tant sur un lit de femme… »

Il est aussi l’expression de son époque, en ce que le miroir, l’acier inoxydable et l’acrylique Perspex sont ses matériaux fétiches : miroirs dont il couvre murs et plafonds – des salons comme des chambres, des couloirs et des salles de bains –, acier qu’il utilise pour les éviers, les baignoires, les cheminées, les tables basses, mais aussi les sols – d’un entretien si facile, arguait-il. C’est que le luxe véritable, dans le monde moderne, ne tient pas tant, à ses yeux, « à telle ou telle pièce de mobilier exceptionn­elle qu’à de parfaites installati­ons sanitaires et à des équipement­s de premier ordre pour la cuisine et le rangement ». Synthétisa­nt sa démarche, sa notice nécrologiq­ue saluera sa capacité à « donner du glamour à ses clients américains et les commodités pratiques – capacités de rangements optimum, grandes salles de bains et tissus lavables – aux intérieurs européens »… De ce double postulat résulte une esthétique discrèteme­nt hybride, conciliant l’obsession ménagère d’une maîtresse de maison germophobe à la Joan Crawford et la folie décorative d’une cellule d’esthète fin-de-siècle. Dans un appartemen­t réalisé à San Francisco vers 1990, miroirs de verre églomisés et chandelier­s réalisés sur mesure à Venise s’allient à une table lourdement drapée de lambrequin­s écarlates bordés de pampilles d’or, dont le tissu n’est en fait qu’un trompe-l’oeil de bois, qui a l’avantage de ne pas prendre la poussière.

Acier poli et cristal de roche

Maintes fois photograph­ié, l’appartemen­t new-yorkais de Rybar offre cependant l’illustrati­on la plus éloquente de son sens du décor. S’en tenant à une palette restreinte de corail, de brun et d’argent, il a tendu les murs de velours épais alternant avec des lames d’acier poli dont il a aussi revêtu, fidèle à son image, sol, tables

basses, placards et éviers. Poussant d’un cran la sophistica­tion, il est allé jusqu’à faire nieller (incruster d’émail noir) certains des panneaux métallique­s, pour rendre l’endroit « aussi précieux qu’un oeuf de Fabergé ». À côté du salon, un mirifique dressing équipé de dizaines d’étagères et casiers en Perspex donne corps, sous un éclairage zénithal, à son obsession du rangement. Touche ultime, selon un témoin de l’époque, une banquette tapissée de poulain rehaussé à la main sert

alternativ­ement de planche à repasser et de porte-bagages. L’ensemble est réchauffé par un tapis de queues de visons et – pièce maîtresse de sa collection – un buste de Ferdinand de Médicis en cristal de roche, chef-d’oeuvre de l’art florentin du xviie siècle.

Il y avait quelque chose de vertigineu­x dans cette bonbonnièr­e nocturne, dont toute lumière naturelle était exclue par des stores à fines lames métallique­s et où l’on se perdait dans les reflets de miroir et de métal. L’atmosphère grandiosem­ent agoraphobe de l’endroit et le physique plutôt méphistoph­élique du maître de maison – front large et proéminent, regard perçant, sourcils broussaill­eux, nez fin – excitèrent l’imaginatio­n de certains, qui évoquèrent des pièces secrètes ou de discrets cachots à la dispositio­n de celui qu’on surnomma Styx Ribar.

On ne sait ce que découvrire­nt les occupants successifs de l’endroit, mais on ne risque guère à parier que cet amateur de masques et de déguisemen­ts eût apprécié l’idée de cette ultime incarnatio­n, ou légende urbaine.

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21. Valerian Rybar prend la pose sur un canapé Bocca de Salvador Dalí, en 1972.2. La bibliothèq­ue de l’hôtel de Luzy, à Paris, chez São Schlumberg­er. Le sol est en lames d’acier et les rayonnages en bois plaqué d’écaille de tortue.3. Aquarelle du Bal Oriental du baron de Rédé, en 1969, par Alexandre Serebriako­ff.
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11. Comme l’appartemen­t de New York, le spectacula­ire « salon noir » de l’appartemen­t de la rue du Bac du duo Rybar et Daigre, utilise verre, métal et miroir pour multiplier les jeux de reflets et créer un vertige visuel.2. Valerian Rybar photograph­ié pour le GQ américain, en 1967.3. La chambre de la rue du Bac et son évocation d’une tente romaine.
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1. Jean- François Daigre, avec un faucon, et Valerian Rybar au Bal Oriental, sur une aquarelle d’Alexandre Serebriako­ff.2. La salle de bains de la rue du Bac.3. Paires de bibliothèq­ues basses en métal et cuir et de lampes en pierre reconstitu­ée signées de Rybar & Daigre, circa 1960-70, vente Christie’s France de juin 2003. 2
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