L’extravagant Mister Rybar
Sens du glamour et des accords décomplexés, Valerian Rybar a offert à la jet-set des 80’s ses fêtes et ses intérieurs les plus fous.
Des années 1960 à 1990, l’architecte d’intérieur Valerian Rybar et son comparse Jean-François Daigre ont offert à la jet-set ses intérieurs les plus opulents et ses fêtes les plus extraordinaires. Un sens du glamour et des des accords décomplexés que l’on redécouvre aujourd’hui.
Comme l’incroyable Morris Lapidus, architecte des palaces de Miami, Valerian Stux-Rybar fut un adepte effronté du « toujours trop n’est jamais assez ». Décorateur obligé des fortunes les plus opulentes des années 1970-80 – d’Antenor Patiño à Stávros Niárchos, et de Christina Onassis à Marie-Hélène de Rothschild –, il avouait « n’avoir que rarement travaillé pour de petits budgets » ( « Je ne crois pas que faire quelque chose d’abordable prouve obligatoirement que vous ayez du talent » ) et posait en principe que 30 000 dollars était « de nos jours la somme minimale pour décorer une pièce qui se tienne (et cela n’inclut pas, bien sûr, les tableaux et oeuvres d’art) ». Non content de puiser dans les poches d’une clientèle aussi limitée que ses moyens ne l’étaient pas, il en réduisit plus d’une figure au désespoir : à l’une de ses clientes qui se plaignait – rapporte Andy Warhol dans son journal – de la torture que lui infligeait Rybar en lui faisant attendre depuis plus d’un an la livraison de son chantier, une autre conseilla de « ne pas le prendre personnellement », le sien ayant exigé plus de deux ans et demi… Pour Rybar, ou du moins ses clients, le temps était vraiment de l’argent.
Chouchou de la jet-set
Né en 1919 en Yougoslavie, il commence par mener des études de droits, et se destine à la diplomatie, avant de céder à sa passion profonde pour l’architecture. Remarqué, dit la légende, par Elizabeth Arden grâce à une parure de tête qu’il a imaginée pour un bal de bienfaisance, il entame auprès de cette dernière une carrière de dessinateur de produits avant de se voir confier la décoration de l’ensemble de ses boutiques, ce dont il s’acquitte avec zèle trois ans durant. Un mariage que l’on qualifiera d’inattendu avec Aileen Plunket, riche héritière Guinness, lui permet, entre autres avantages, de vivre sur un grand pied, ruinant plus ou moins son épouse, et de nouer des liens avec les figures de cette
jet-set qui vont ensuite fournir le gros de sa clientèle. Lorsqu’il a l’idée, quelques décennies plus tard, de résumer son existence sur les dos de quatre cents fausses reliures dont il tapisse les murs de son salon, il résume ses dix années de mariage sous le titre éloquent, quoiqu’inélégant, d’ « International Boredom ». La décoration qu’il imagine pour une réception de mille invités dans la Quinta des Patino au Portugal, et qui exige près d’un an de préparation, constitue son premier titre de gloire. Les chantiers s’enchaînent ensuite naturellement, de fêtes en yachts en appartements mirobolants et, aux noms déjà mentionnés, s’ajoutent ceux de Samuel Newhouse, Jimmy Goldsmith ou São Schlumberger.
Un nouveau chapitre de son existence
(et une autre collection de dos de reliures sur les murs du salon) est celui de sa
rencontre, à la fin des années 1960, avec Jean-François Daigre. Ce dernier a débuté sa carrière comme assistant du décorateur de théâtre Jacques Dupont, avant de travailler pour les décors de la boutique Dior, dans la proximité d’Yves Saint Laurent et des Lalanne.
Les « bals du siècle »
Douze ans plus tard, le duo Rybar et Daigre se trouve à la tête de deux bureaux – l’un à New York, gérant les chantiers des États-Unis, du Mexique, des Caraïbes et d’Amérique latine, l’autre à Paris pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord – qui comptent plusieurs dizaines de collaborateurs et refusent plus de commandes qu’ils n’en accepent. Partageant le goût des décors aussi ruineux qu’éphémères, les Fred Astaire et Ginger Rogers de la décoration, comme les surnomme la presse du moment, se distinguent aussi par les mises en scène qu’ils conçoivent pour les ultimes « bals du siècle » (en l’occurrence, le xxe) : le Bal Oriental, donné en décembre 1969 par Alexis de Rédé à l’Hôtel Lambert qui aura coûté, murmure-t-on, près de 1 million de dollars, et dont chaque entrée sera aquarellée par Alexandre Serebriakoff ; et le Bal Proust, organisé deux ans plus tard pour le centenaire de la naissance de l’écrivain par les Rothschild à Ferrières. « Taste and drama », comme le résume le New York Times, sont les deux principes du duo, Rybar cultivant plutôt le second.
« Je n’ai jamais vraiment aimé le style suédois,
aime-t-il affirmer, pas assez sexy pour moi. La décoration, ça doit être amusant. » Plus que la couleur, lui importent les matériaux, les textures, les contrastes de substances, à quoi s’ajoutent la symétrie et la fonctionnalité, ce qui peut l’amener à d’abruptes pétitions de principe : « Une fourrure peut être sensuelle sur un lit d’homme, pas tant sur un lit de femme… »
Il est aussi l’expression de son époque, en ce que le miroir, l’acier inoxydable et l’acrylique Perspex sont ses matériaux fétiches : miroirs dont il couvre murs et plafonds – des salons comme des chambres, des couloirs et des salles de bains –, acier qu’il utilise pour les éviers, les baignoires, les cheminées, les tables basses, mais aussi les sols – d’un entretien si facile, arguait-il. C’est que le luxe véritable, dans le monde moderne, ne tient pas tant, à ses yeux, « à telle ou telle pièce de mobilier exceptionnelle qu’à de parfaites installations sanitaires et à des équipements de premier ordre pour la cuisine et le rangement ». Synthétisant sa démarche, sa notice nécrologique saluera sa capacité à « donner du glamour à ses clients américains et les commodités pratiques – capacités de rangements optimum, grandes salles de bains et tissus lavables – aux intérieurs européens »… De ce double postulat résulte une esthétique discrètement hybride, conciliant l’obsession ménagère d’une maîtresse de maison germophobe à la Joan Crawford et la folie décorative d’une cellule d’esthète fin-de-siècle. Dans un appartement réalisé à San Francisco vers 1990, miroirs de verre églomisés et chandeliers réalisés sur mesure à Venise s’allient à une table lourdement drapée de lambrequins écarlates bordés de pampilles d’or, dont le tissu n’est en fait qu’un trompe-l’oeil de bois, qui a l’avantage de ne pas prendre la poussière.
Acier poli et cristal de roche
Maintes fois photographié, l’appartement new-yorkais de Rybar offre cependant l’illustration la plus éloquente de son sens du décor. S’en tenant à une palette restreinte de corail, de brun et d’argent, il a tendu les murs de velours épais alternant avec des lames d’acier poli dont il a aussi revêtu, fidèle à son image, sol, tables
basses, placards et éviers. Poussant d’un cran la sophistication, il est allé jusqu’à faire nieller (incruster d’émail noir) certains des panneaux métalliques, pour rendre l’endroit « aussi précieux qu’un oeuf de Fabergé ». À côté du salon, un mirifique dressing équipé de dizaines d’étagères et casiers en Perspex donne corps, sous un éclairage zénithal, à son obsession du rangement. Touche ultime, selon un témoin de l’époque, une banquette tapissée de poulain rehaussé à la main sert
alternativement de planche à repasser et de porte-bagages. L’ensemble est réchauffé par un tapis de queues de visons et – pièce maîtresse de sa collection – un buste de Ferdinand de Médicis en cristal de roche, chef-d’oeuvre de l’art florentin du xviie siècle.
Il y avait quelque chose de vertigineux dans cette bonbonnière nocturne, dont toute lumière naturelle était exclue par des stores à fines lames métalliques et où l’on se perdait dans les reflets de miroir et de métal. L’atmosphère grandiosement agoraphobe de l’endroit et le physique plutôt méphistophélique du maître de maison – front large et proéminent, regard perçant, sourcils broussailleux, nez fin – excitèrent l’imagination de certains, qui évoquèrent des pièces secrètes ou de discrets cachots à la disposition de celui qu’on surnomma Styx Ribar.
On ne sait ce que découvrirent les occupants successifs de l’endroit, mais on ne risque guère à parier que cet amateur de masques et de déguisements eût apprécié l’idée de cette ultime incarnation, ou légende urbaine.