Un monde à part
Dans le sud-ouest de l’Angleterre, à la fin du xixe siècle, l’architecte Ernest Barnsley a bâti Rodmarton Manor et fondé une communauté dédiée à l’artisanat traditionnel. Une expérience utopique unique, pour un chef-d’oeuvre Arts and Crafts toujours d’act
Lorsque l’architecte Ernest Barnsley, son frère ébéniste Sidney et le créateur de meubles Ernest Gimson s’établirent au coeur des collines des Cotswolds, en 1893, ils trouvèrent un vieux hameau isolé dans un paysage verdoyant et agréable, pas encore une destination à la mode. La petite colonie d’architectes et artisans du mouvement Arts and Crafts lassés de la vie urbaine rêvait de fonder une communauté en symbiose avec la nature afin de travailler sur des matériaux traditionnels et d’utiliser des savoir-faire vernaculaires. En quelques années, le groupe prit ses quartiers à Sapperton, sous la protection financière d’un lord qui leur avait laissé l’usage de son manoir comme magasin d’exposition, atelier et lieu de formation de futurs ébénistes. Alors quand Claud Biddulph et sa femme Margaret, fervents admirateurs du mouvement Arts and Crafts, décidèrent de faire bâtir une vaste maison sur leur domaine familial de 200 hectares, ils firent naturellement appel à Ernest Barnsley pour mener les travaux. La construction de la nouvelle demeure, baptisée
Rodmarton, débuta en 1909 pour s’achever en 1926, l’année de la mort d’Ernest Barnsley, après une interruption durant la Première Guerre mondiale. Le bâtiment de 74 pièces forme un arc de cercle de la largeur d’un salon et d’un couloir. Tout y a été réalisé à la main, selon des techniques artisanales locales sur le point de disparaître. « Le manoir était vraiment exceptionnel, confie John Biddulph, quatrième du nom à l’habiter. Les années et les générations passant, son style édouardien a subi plusieurs transformations afin de s’adapter aux nouveaux modes de vie… » Rodmarton était une utopie profondément socialiste : en faisant participer les habitants du hameau à la construction du manoir et à la réalisation de son mobilier, les Biddulph et les Barnsley ont porté l’idéal Arts and Crafts à un niveau jamais atteint par William Morris et son groupe. La pierre et le bois du pays furent taillés, coupés et sciés sur place, tandis que les tissus furent fabriqués dans les villages voisins, permettant à des hommes des environs, même très jeunes, de se former à ces nouveaux métiers. « Aucune construction moderne n’égale Rodmarton, écrivit l’architecte et militant Charles Robert Ashbee en 1914, on atteint ici la quintessence du mouvement Arts and Crafts. »
Un mobilier créé pour le manoir
Dans les années 1950, les grands-parents de John Biddulph, qui trouvaient la demeure trop vaste pour eux, aménagèrent dans une aile du manoir de petits appartements qu’ils mirent en location. Aujourd’hui, John, sa femme et leurs trois enfants occupent de nouveau la totalité de Rodmarton. « On utilise toutes les pièces, mais pas quotidiennement. On se réunit dans les salles de réception pour Noël, à l’occasion de fêtes. » Le chauffage et l’électricité ont été modernisés, il reste maintenant à penser à la toiture. « Les toits en pierre des Cotswolds ont une durée de vie d’une centaine d’années, et nous atteignons cette limite. » De même, les chambres et les salles
Parquet, lambris, mobilier… partout le bois domine, souvent non verni, jamais monotone, tout en différences subtiles.
de bains créées au premier étage par les grandsparents de John sont peu à peu supprimées, et leurs meubles réinstallés dans les pièces pour lesquels ils avaient été conçus à l’origine.
En totale osmose avec Rodmarton, John Biddulph en connaît l’histoire par coeur, ayant d’abord assisté aux visites guidées organisées par son père, et en prenant lui-même le relais par la suite. Il est intarissable sur chaque détail de chaque pièce de mobilier. À propos de malles de voyage pourpres décorées par Alfred et Louise Powell, il explique : « Cette courbure, ce chanfrein sont identiques, parce qu’elles ont été créées dans le même atelier : elles ont les mêmes queues d’aronde. Elles sont assez rares, conçues par Peter van der Waals, mais dans la version de Sidney Barnsley, les détails d’assemblage étaient apparents. Il n’aimait ni les meubles peints ni les feuilles de bois de placage. » Le bois non verni domine ici, sans aucune monotonie, car chaque meuble est une pièce unique, semblable mais subtilement différente. Emblématique, un énorme pétrin réalisé par Ernest Gimson pour Ernest Barnsley, qui l’utilisait pour y conserver sa farine. Passionnant et passionné, John Biddulph poursuit : « Le mobilier Arts and Crafts semble connaître un regain d’intérêt. Notre collection est unique, et mon père disait qu’il est inutile de l’assurer parce que si le feu vient à la détruire, elle n’est tout simplement pas remplaçable. Le meuble le plus récent de la maison est un buffet que mes grands‑parents ont fait fabriquer en 1973. Ce serait bien de perpétuer la tradition, et que nous‑même laissions quelque chose pour la prochaine génération… »
Au fil des générations s’est créée une collection de meubles Arts and Crafts unique et irremplaçable.