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La modernité selon Charlotte Perriand

- Christian Simenc Adrien Dirand PAR PHOTOS

Ou comment la designeuse inventa la vie moderne à l’occasion d'un projet de logement d’étudiant en 1935.

À l’occasion de la rétrospect­ive qu’elle consacre à Charlotte Perriand, la Fondation Louis Vuitton a reconstitu­é « La Maison du jeune homme », projet de logement d’étudiant conçu en 1935. Un intérieur d’une audace inouïe pour l’époque, qui fit pourtant grincer les dents des plus puristes.

Un esprit sain dans un corps sain. Voilà, peu ou prou, l’image de l’étudiant que se font, en 1935, les décorateur­s René Herbst, Louis Sognot et Charlotte Perriand. À la demande de Maurice Dufrêne, professeur à l’École de l’Union centrale des Arts décoratifs, à Paris, et responsabl­e, cette année-là, du Pavillon français de l’Exposition universell­e de Bruxelles, le triumvirat est chargé de plancher sur un logement estudianti­n idéal, La Maison du jeune homme. Nom de code revu et corrigé par Perriand : « Le nid d’un jeune homme qui épouserait son époque ». À l’époque, justement, les moderniste­s étant tout sauf bien vus dans une manifestat­ion qui fait la part belle aux classiques. Charlotte Perriand appelle à la rescousse ses

comparses-architecte­s Le Corbusier et Pierre Jeanneret, ainsi que le peintre Fernand Léger. L’union fait la force. René Herbst conçoit la salle de gymnastiqu­e, Louis Sognot l’espace de repos et de toilette, enfin, Charlotte Perriand la salle d’études. Sur une paroi-tableau, elle a d’ailleurs tracé à la craie le plan de ladite habitation. Surface totale : 63 m2.

« Nouveau » ou « parfait », ledit jeune homme se doit donc de cultiver à la fois la tête et les jambes. Pour ces dernières, il dispose d’accessoire­s idoines : trapèze, anneaux, cordes, rameur et punching-ball. L’espace est somptueuse­ment mis en valeur par une immense toile de Fernand Léger à la gloire du sport, évidemment. Malgré la présence de cette oeuvre d’art, le jeu de ballon y est autorisé. D’où ce large filet toute hauteur, installé pour séparer la salle de gymnastiqu­e de celle d’études. Cette pièce consacrée à l’activité intellectu­elle sera, elle, le terrain de jeu des têtes pensantes de l’atelier Le Corbusier. Le trio Perriand/« Corbu »/

Jeanneret conçoit un vaste bureau reposant sur des piètements métallique­s dits corolle, qu’accompagne un fauteuil tournant de 1928. Son épais plateau en ardoise est tout un poème : hormis les astucieuse­s réserves à crayons, Charlotte Perriand l’a dessiné selon un tracé régulateur, histoire de « donner à notre jeune homme la notion de la beauté des nombres ».

Meuble-manifeste

Placé devant le filet de la salle de gym, le buffet qu’elle conçoit réunit, en réalité, trois casiers standard en tôle laquée fixés sur ces mêmes pieds corolle qu’elle a créés. Un meuble qui ne tardera pas à devenir un manifeste, Le Corbusier y accolant sa rhétorique, soit deux beaux dessins gravés sur plaques de zinc. Le premier, encastré dans la porte du milieu, évoque l’urbanisme des « Temps nouveaux », le second, sur un flanc, un hommage à Paris et à Gustave Eiffel. L’autre « propagande », signée cette fois Perriand,

figure sur un tourniquet monté sur un tube à vérin. Outre des planches éducatives, telle une carte de la Lune – « Le jeune homme pouvait la contempler de son lit et y noyer le regard dans la mer de la Sérénité », dixit Charlotte Perriand–, l’architecte y déroule aussi un photomonta­ge au parfum socialiste sur l’évolution des modes de production et des moyens de communicat­ion.

S’il est un meuble qui crée l’événement, sinon un drame, c’est ce fauteuil en bois paillé à dossier basculant que formalise alors Charlotte Perriand. Pour le dogmatique Pierre Chareau, chantre de la modernité, user de tels matériaux lorsqu’on se réclame du modernisme n’est que trahison. Perriand n’en a cure, utilisant sans exclusive l’industrie – pour faire baisser les coûts – ou l’artisanat – quand le programme le permet. La brouille entre les deux fortes têtes sera tenace.

Sur ce qu’elle a baptisé « mur de collection », Charlotte Perriand demande encore à l’ami Léger d’exécuter une fresque. En regard, elle dispose sur d’étroites étagères mobiles en bois quelques objets glanés lors de ses balades à la montagne ou au bord de la mer : un silex, une vertèbre de baleine et une ammonite. Comme l’avaient fait avant elle les surréalist­es, Charlotte Perriand met en avant la puissance poétique de l’objet naturel. Pour elle, la nature n’est pas un modèle, plutôt un état d’esprit.

Sans doute chiné dans une brocante et posé sur une étagère, un tampon-encreur on ne peut plus prémonitoi­re : « La guerre est possible. » Outre-Rhin, un mois auparavant, Hitler, en rétablissa­nt la conscripti­on obligatoir­e, a violé le traité de Versailles et prépare, de fait, l’Allemagne au conflit. À voir

Le Monde nouveau de Charlotte Perriand, jusqu’au 24 février 2020 à la Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, 75016 Paris. fondationl­ouisvuitto­n.fr

À lire

Charlotte Perriand, L’OEuvre complète, Volume 4, 1968-1999, de Jacques Barsac, aux éditions Norma, 528 pages.

Charlotte Perriand, une architecte française au Japon, 1940-1942, de Charles Berberian, coédition Arte Éditions/Le Chêne, 128 pages.

Living with Charlotte Perriand, de François Laffanour, aux éditions Skira, 352 pages. Et devant moi la liberté. Journal imaginaire de Charlotte Perriand, de Virginie Mouzat, aux éditions Flammarion, 299 pages.

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conçue par Charlotte Perriand avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Sur le mur, Compositio­n à l’aloès, une toile de Fernand Léger qui, dans l’exposition actuelle, remplace la fresque d’origine disparue après la fermeture de l’Exposition universell­e de Bruxelles de 1935.
LA SALLE D’ÉTUDES conçue par Charlotte Perriand avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Sur le mur, Compositio­n à l’aloès, une toile de Fernand Léger qui, dans l’exposition actuelle, remplace la fresque d’origine disparue après la fermeture de l’Exposition universell­e de Bruxelles de 1935.
 ??  ?? LA SALLE DE GYMNASTIQU­E, conçue par René Herbst, vue depuis la salle d’études. Devant le filet, le « buffet-manifeste » de Charlotte Perriand. À l’arrière- plan, la toile de 4 x 2,5 m peinte par Fernand Léger.
LA SALLE DE GYMNASTIQU­E, conçue par René Herbst, vue depuis la salle d’études. Devant le filet, le « buffet-manifeste » de Charlotte Perriand. À l’arrière- plan, la toile de 4 x 2,5 m peinte par Fernand Léger.
 ??  ?? SUR LE CÔTÉ DROIT DU « BUFFETMANI­FESTE », gravé sur une plaque de zinc, un dessin signé Le Corbusier à la gloire de Paris, de la tour Eiffel et de son concepteur, Gustave Eiffel.
SUR LE CÔTÉ DROIT DU « BUFFETMANI­FESTE », gravé sur une plaque de zinc, un dessin signé Le Corbusier à la gloire de Paris, de la tour Eiffel et de son concepteur, Gustave Eiffel.
 ??  ?? DERRIÈRE LE BUREAU, la paroi-tableau en ardoise sur laquelle Charlotte Perriand a, entre autres, inscrit les noms de l’ensemble des auteurs ayant collaboré à ce projet baptisé La Maison du jeune homme.
DERRIÈRE LE BUREAU, la paroi-tableau en ardoise sur laquelle Charlotte Perriand a, entre autres, inscrit les noms de l’ensemble des auteurs ayant collaboré à ce projet baptisé La Maison du jeune homme.

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