Pour l’amour de l’art
Excentrique mondain, collectionneur insatiable et biographe de Picasso, John Richardson fit de ses demeures des univers éclectiques foisonnants, les mettant en scène en une éblouissante quête de la beauté.
Collectionneur mondain et biographe de Picasso, John Richardson mettait en scène ses demeures dans une éblouissante quête de beauté.
Il suffit d’imaginer John Richardson délicatement assis sur une banquette victorienne au coeur d’un salon rococo recouvert de tapisseries d’Aubusson et de toiles de Fernand Léger et de Frank Stella, saturé jusqu’à l’overdose de sculptures, vases, photographies, lithographies et autres objets de design d’art ancien, moderne et contemporain, pour comprendre de quels (mille) feux et (douces) folies sa vie fut animée. L’amour de l’art autant que l’art de mettre en scène cet amour jamais dissocié de l’amour de la vie. Une vie pourtant achevée en mars dernier, à l’âge de 95 ans, alors qu’il travaillait sur le quatrième volume de sa biographie exceptionnelle de Picasso, entamée au début des années 1990.
Une vie d’esthète
Son métier – historien, journaliste, biographe, collectionneur, curator – s’est toujours confondu avec sa vie, celle que ses appartements et ses maisons, photographiées par François Halard dans le beau livre John Richardson: At Home, racontent explicitement, moins en creux qu’en surface, tant la concentration d’objets abrités dans ses intérieurs disent tout de ses tropismes et de ses affects. Une vie d’esthète, un destin de dandy anglais révélés par l’exhibition
de ses fétiches. Les maisons restent souvent la matière des biographies, surtout lorsqu’elles concentrent, comme ici, la totalité d’un rêve éveillé : la quête de la beauté. John Richardson l’avouait lui-même : « Tous mes objets représentent l’histoire de ma vie. » Il suffit, en effet, d’observer le faste de toutes ses maisons successives, d’Uzès à Londres, de New-York à New Milford, Connecticut, pour deviner, sous leur vernis éblouissant, l’éclat de ses écrits.
Né en 1924 à Londres, John Richardson développe très vite une sensibilité artistique, stimulée au cours de ses études à la Slade School of Fine Art. Après la guerre, sa liaison sentimentale avec le collectionneur Douglas Cooper le conduit à s’installer dans le sud de la France, à Uzès, où démarre l’histoire épique de son existence mondaine et professionnelle, celle d’un esthète, ami des artistes (Francis Bacon, Fernand Léger, Nicolas de Staël, Pablo Picasso, Georges Braque, Lucian Freud, Andy Warhol, Julian Schnabel…), complice d’une jet-set cultivée, artistocratique et artistique. Après sa séparation de Douglas Cooper, en 1960, il s’installe à New York où il organise une rétrospective des oeuvres de Picasso, puis prend la direction de
Christie’s, avant de rejoindre, en 1973, la galerie Knoedler & Co. Il élargit le cercle de ses interventions, devenant chroniqueur pour The New Yorker et Vanity Fair en 1980, une manière d’asseoir sa réputation jusque dans les sphères des médias chics. Élu à la British Academy en 1995, professeur à la Slade School of Fine Art la même année, il conduit sa vie tambour battant, autant comme un historien échevelé que comme un mondain excentrique.
Roi de New York
Ami des artiste mais aussi des écrivains ( Jean Cocteau, Nancy Mitford, Tennessee Williams, W.H. Auden, Elias Canetti…) ou des noctambules – qu’il fréquenta intimement dès 1977 au Studio 54 –, il fut, durant les années 1980-90, « l’homme que tout New York voulait avoir à sa table à dîner », confiait un jour un observateur des mondanités locales dans le magazine W. C’est lui qui fit l’éloge funèbre de Warhol en 1987, comme le signe de sa popularité distinguée. Son charme et son autorité poussaient les artistes à le prendre comme modèle : David Hockney et Lucian Freud l’ont peint, Andy Warhol et Jenny Saville l’ont photographié. Autant que ses écrits,
autant que ses maisons, son visage et son corps font partie de sa mythologie. Son livre sur Picasso reste, d’après tous les spécialistes, le meilleur jamais écrit. Il est vrai qu’il l’avait connu dès 1948, au temps où il vivait avec Douglas Cooper dans le sublime château de Castille (voir AD no 137), tellement beau qu’il donna envie à Picasso d’acheter en Provence le château de Vauvenargues, dans le pays de Cézanne, près de la montagne Sainte-Victoire. Resté proche de lui jusqu’à sa mort en 1973, John Richardson a approché le mystère Picasso au plus près et prisait d’ailleurs toutes les périodes du peintre.
Éclectisme sublime
Les affinités électives créées avec Picasso, mais aussi avec Francis Bacon, ont probablement eu un effet sur sa manière d’habiter l’espace. « J’ai l’impression qu’il a aimé vivre dans un décor qui faisait écho aux ateliers un peu foutoirs de ses amis Picasso et Bacon, suggère l’historien d’art Stéphane Guégan. Il y joignait un raffinement aristocratique, un éclectisme de chineur insatiable, qui n’aimait rien tant que se surprendre et enchanter la vie réelle. » Installer côte à côte un Picasso et un moulage antique, une photo de Warhol et un vase Louis XVI, une gravure de Hans Bellmer et un léopard empaillé, un miroir baroque italien et une tapisserie du xviie siècle, un vase chinois et une peinture de Castiglione… Autant que le choix des oeuvres et des objets, leurs associations furent le trait de génie de John Richardson qui, sous un apparent chaos, organisait subtilement la matérialité de son existence dorée et ouatée.
Son dernier appartement new-yorkais, sur la Cinquième Avenue, où il s’installa en 1995, résume la luxuriance de sa vie domestique. L’enfilade de pièces ouvertes les unes sur les autres crée un vertige dont on se demande comment lui-même n’y succomba pas. Mais ne sacrifiant jamais la beauté à l’avidité, cette logique accumulative ne fut que le reflet de son immense curiosité et de son admiration pour les artistes. Si les photographies de François Halard ne nous disent qu’en creux comment John Richardson respirait, travaillait ou rêvait dans ses intérieurs chargés de souvenirs, elles nous rappellent sensiblement, dans leur excentricité même, combien l’historien de l’art fut aussi le créateur de sa propre histoire. Une existence dont la vraie nécessité fut celle d’une esthétisation du monde et de soi dans ce monde.
À lire
John Richardson: At Home, de John Richardson, photographies de François Halard, aux éditions Rizzoli, 224 pages.