Le château d’un esthète
En Engadine, dans le canton des Grisons, l’artiste Not Vital a investi le château de Tarasp, une forteresse du xie siècle, pour en faire un centre d’art et y établir sa maison de week-end. Une double attribution nullement contradictoire pour cet amoureux de l’art sous toutes ses formes.
Les artistes se délectent de paradoxes. À preuve, le Suisse Not Vital. Depuis une quinzaine d’années, il n’a de cesse de dénicher les lieux les plus reculés de la planète pour y planter ses fameuses « Maisons pour admirer le coucher du soleil », comme il les appelle, sortes d’observatoires haut perchés destinés à contempler le périple de l’astre depuis chacun des continents. Il y en a en Indonésie, au Niger, en Amazonie, aux Philippines ou en Patagonie. Et ses projets futurs devraient le mener dans le Pacifique
Sud, peut-être en Mongolie. « Plus l’emplacement est éloigné, mieux c’est, affirme l’artiste. La maison devient alors un mythe. » Pourtant, cet homme aux semelles de vent reste profondément attaché à ses racines grisonnes et à sa région d’origine, la Basse-Engadine, qu’il encense à l’envi : « Je ne sais si c’est parce que je suis né ici, mais je trouve toujours cette région merveilleusement belle. Un dicton romanche dit : “Si Dieu descendait sur terre, ce serait en Engadine”. » Ainsi, à Sent, petite bourgade accrochée à flanc de montagne – 1 440 m d’altitude, 900 habitants –, Not Vital vit toujours dans sa maison natale, splendide demeure qui héberge son atelier principal. Avec la complicité de son frère, l’architecte Duri Vital, il a aussi rénové quelques spécimens phare du patrimoine local.
« Chaque maison est un monde en soi », poursuit l’artiste.
Nid d’aigle et centre d’art Après l’habitation monticole cossue, il a, en 2016, poussé encore d’un cran le curseur avec l’acquisition du château de Tarasp, à quelques encablures de Sent, cerné de sommets – les Piz – de 3 000 m et plus. Juché sur un rocher de 100 mètres de haut, ce nid d’aigle toise la vallée depuis le xie siècle. Not Vital et son frère l’ont réhabilité de pied en cap. Deux ans de travaux. Objectif : y ouvrir un centre d’art. Dans ce dédale de pièces aux volumes hétéroclites ainsi que dans le parc alentour, l’artiste a disséminé non seulement ses propres oeuvres mais aussi celles de son ahurissante collection : Basquiat, Giacometti, Boetti, Warhol, Ernst, Beuys, Johns, Manzoni, Bourgeois, Long, Stella, mais aussi Derain ou… Rembrandt. L’accrochage y est réfléchi, sans ostentation. Les surprises, aussi bien artistiques que décoratives, sont légion. Histoire de donner le ton, Not Vital s’est amusé à suspendre, à chaque extrémité du grand couloir central, deux trophées en acier de sa veine.
Plafonds à caissons et mobilier ouvragé témoignent de l’histoire vénérable du château.
Au bout de chacun des « bois », sept lettres plutôt fleuries donnent aussi leur titre aux oeuvres : d’un côté, Fuck You, de l’autre, Fuck Off. Dans l’ancienne cuisine des soldats, en guise de clin d’oeil, est suspendue une oeuvre de Daniel Spoerri : le plateau d’une table sur lequel sont scellés les reliefs d’un dîner, celui des deux compères évidemment. Même l’ex-chemin de ronde supérieur – altitude 1 500 m – s’est métamorphosé en installation, devenu tunnel entièrement opacifié, percé de points lumineux telle une voûte étoilée. Côté décoration, les chambres sont habillées d’ébénisterie de haute volée – planchers à motifs, plafond à caissons, mobilier ouvragé… – et les salles de bains carrelées de faïence de Delft. Tout le premier étage est ouvert au public, et pour cause : une pièce monumentale, l’ancienne armurerie, y fait désormais office, l’été, de salle de concert. Dans un angle, un orgue centenaire, oeuvre du célèbre facteur Jehmlich, de Dresde, arbore fièrement ses 3 000 tuyaux. Not Vital lui-même ne rechigne pas à en jouer.
Ordre et beauté
Les derniers niveaux de la forteresse, espaces davantage apaisés, relèvent du domaine privé de l’artiste. « Lorsque vous travaillez dans plusieurs parties du monde, vous avez besoin de retrouver de l’ordre quelque part », confie Not Vital. Ce fan de Xavier de Mestre – l’auteur du roman Voyage autour de ma chambre – y a, notamment, aménagé un bureau et une ribambelle de chambres pour ses hôtes. Sur une table de chevet est posée une première
édition de 1945 du Querelle de Brest de Jean Genet, illustrée par Jean Cocteau. Tel un musée particulier, plusieurs salles accueillent uniquement des oeuvres d’art, comme celle consacrée à Kcho. Son installation Lo Unico Permanente consiste en un squelette de bateau en bois et illustre, sous forme de métaphore, l’un des thèmes chers à l’artiste cubain, la migration. Au sommet du donjon, se dissimule un sauna – luxe ultime lorsque le mercure, l’hiver, peut dégringoler à -35 °C –, avec paroi vitrée et vue imprenable, au sud, sur le glacier de Zuort, lové pile-poil entre le Piz Pisoc et le Piz Zuort. Dans la cour du château, Not Vital a installé un arbre en bronze dont les branches portent les lettres d’un court poème du poète sud-coréen Ko Un : « Le monde est trop vaste pour vivre dans un seul endroit ou trois ou quatre. » Il en a fait sa devise. À travers l’une des multiples meurtrières du mur d’enceinte, on aperçoit, en contrebas, la maison-observatoire que l’artiste a inaugurée l’an passé. Le soleil couchant helvète est, paraît-il, une merveille.
Du couloir tapissé d’oeuvres aux salles de bains habillées de faïence de Delft, toutes les formes d’art sont ici à l’honneur.