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Le château d’un esthète

- Philippe Garcia PHOTOS Christian Simenc TEXTE

En Engadine, dans le canton des Grisons, l’artiste Not Vital a investi le château de Tarasp, une forteresse du xie siècle, pour en faire un centre d’art et y établir sa maison de week-end. Une double attributio­n nullement contradict­oire pour cet amoureux de l’art sous toutes ses formes.

Les artistes se délectent de paradoxes. À preuve, le Suisse Not Vital. Depuis une quinzaine d’années, il n’a de cesse de dénicher les lieux les plus reculés de la planète pour y planter ses fameuses « Maisons pour admirer le coucher du soleil », comme il les appelle, sortes d’observatoi­res haut perchés destinés à contempler le périple de l’astre depuis chacun des continents. Il y en a en Indonésie, au Niger, en Amazonie, aux Philippine­s ou en Patagonie. Et ses projets futurs devraient le mener dans le Pacifique

Sud, peut-être en Mongolie. « Plus l’emplacemen­t est éloigné, mieux c’est, affirme l’artiste. La maison devient alors un mythe. » Pourtant, cet homme aux semelles de vent reste profondéme­nt attaché à ses racines grisonnes et à sa région d’origine, la Basse-Engadine, qu’il encense à l’envi : « Je ne sais si c’est parce que je suis né ici, mais je trouve toujours cette région merveilleu­sement belle. Un dicton romanche dit : “Si Dieu descendait sur terre, ce serait en Engadine”. » Ainsi, à Sent, petite bourgade accrochée à flanc de montagne – 1 440 m d’altitude, 900 habitants –, Not Vital vit toujours dans sa maison natale, splendide demeure qui héberge son atelier principal. Avec la complicité de son frère, l’architecte Duri Vital, il a aussi rénové quelques spécimens phare du patrimoine local.

« Chaque maison est un monde en soi », poursuit l’artiste.

Nid d’aigle et centre d’art Après l’habitation monticole cossue, il a, en 2016, poussé encore d’un cran le curseur avec l’acquisitio­n du château de Tarasp, à quelques encablures de Sent, cerné de sommets – les Piz – de 3 000 m et plus. Juché sur un rocher de 100 mètres de haut, ce nid d’aigle toise la vallée depuis le xie siècle. Not Vital et son frère l’ont réhabilité de pied en cap. Deux ans de travaux. Objectif : y ouvrir un centre d’art. Dans ce dédale de pièces aux volumes hétéroclit­es ainsi que dans le parc alentour, l’artiste a disséminé non seulement ses propres oeuvres mais aussi celles de son ahurissant­e collection : Basquiat, Giacometti, Boetti, Warhol, Ernst, Beuys, Johns, Manzoni, Bourgeois, Long, Stella, mais aussi Derain ou… Rembrandt. L’accrochage y est réfléchi, sans ostentatio­n. Les surprises, aussi bien artistique­s que décorative­s, sont légion. Histoire de donner le ton, Not Vital s’est amusé à suspendre, à chaque extrémité du grand couloir central, deux trophées en acier de sa veine.

Plafonds à caissons et mobilier ouvragé témoignent de l’histoire vénérable du château.

Au bout de chacun des « bois », sept lettres plutôt fleuries donnent aussi leur titre aux oeuvres : d’un côté, Fuck You, de l’autre, Fuck Off. Dans l’ancienne cuisine des soldats, en guise de clin d’oeil, est suspendue une oeuvre de Daniel Spoerri : le plateau d’une table sur lequel sont scellés les reliefs d’un dîner, celui des deux compères évidemment. Même l’ex-chemin de ronde supérieur – altitude 1 500 m – s’est métamorpho­sé en installati­on, devenu tunnel entièremen­t opacifié, percé de points lumineux telle une voûte étoilée. Côté décoration, les chambres sont habillées d’ébénisteri­e de haute volée – planchers à motifs, plafond à caissons, mobilier ouvragé… – et les salles de bains carrelées de faïence de Delft. Tout le premier étage est ouvert au public, et pour cause : une pièce monumental­e, l’ancienne armurerie, y fait désormais office, l’été, de salle de concert. Dans un angle, un orgue centenaire, oeuvre du célèbre facteur Jehmlich, de Dresde, arbore fièrement ses 3 000 tuyaux. Not Vital lui-même ne rechigne pas à en jouer.

Ordre et beauté

Les derniers niveaux de la forteresse, espaces davantage apaisés, relèvent du domaine privé de l’artiste. « Lorsque vous travaillez dans plusieurs parties du monde, vous avez besoin de retrouver de l’ordre quelque part », confie Not Vital. Ce fan de Xavier de Mestre – l’auteur du roman Voyage autour de ma chambre – y a, notamment, aménagé un bureau et une ribambelle de chambres pour ses hôtes. Sur une table de chevet est posée une première

édition de 1945 du Querelle de Brest de Jean Genet, illustrée par Jean Cocteau. Tel un musée particulie­r, plusieurs salles accueillen­t uniquement des oeuvres d’art, comme celle consacrée à Kcho. Son installati­on Lo Unico Permanente consiste en un squelette de bateau en bois et illustre, sous forme de métaphore, l’un des thèmes chers à l’artiste cubain, la migration. Au sommet du donjon, se dissimule un sauna – luxe ultime lorsque le mercure, l’hiver, peut dégringole­r à -35 °C –, avec paroi vitrée et vue imprenable, au sud, sur le glacier de Zuort, lové pile-poil entre le Piz Pisoc et le Piz Zuort. Dans la cour du château, Not Vital a installé un arbre en bronze dont les branches portent les lettres d’un court poème du poète sud-coréen Ko Un : « Le monde est trop vaste pour vivre dans un seul endroit ou trois ou quatre. » Il en a fait sa devise. À travers l’une des multiples meurtrière­s du mur d’enceinte, on aperçoit, en contrebas, la maison-observatoi­re que l’artiste a inaugurée l’an passé. Le soleil couchant helvète est, paraît-il, une merveille.

Du couloir tapissé d’oeuvres aux salles de bains habillées de faïence de Delft, toutes les formes d’art sont ici à l’honneur.

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 ??  ?? VUE DU CHÂTEAU DE TARASP depuis le dernier étage d’une oeuvre construite en 2018 par l’artiste Not Vital aux abords de ladite forteresse, ultime spécimen de sa série de « Maisons pour admirer le coucher du soleil ».
VUE DU CHÂTEAU DE TARASP depuis le dernier étage d’une oeuvre construite en 2018 par l’artiste Not Vital aux abords de ladite forteresse, ultime spécimen de sa série de « Maisons pour admirer le coucher du soleil ».
 ??  ?? UNE DES PIÈCES DU CHÂTEAU accueillan­t des oeuvres de
Not Vital. À gauche, une série d’autoportra­its. À droite, au- dessus d’une veduta
( petite sculpture de plâtre), une photograph­ie en noir et blanc, Spielender Knabe, de Gotthard Schuh.
UNE DES PIÈCES DU CHÂTEAU accueillan­t des oeuvres de Not Vital. À gauche, une série d’autoportra­its. À droite, au- dessus d’une veduta ( petite sculpture de plâtre), une photograph­ie en noir et blanc, Spielender Knabe, de Gotthard Schuh.
 ??  ?? LE COULOIR EN VITRAUX donnant sur la cour intérieure du château abrite une collection de brocs anciens.
LE COULOIR EN VITRAUX donnant sur la cour intérieure du château abrite une collection de brocs anciens.
 ??  ?? L’ANCIENNE ARMURERIE, avec sa monumental­e cheminée, a été transformé­e en salle de concert. L’orgue en bois a été installé en 1916. Les deux vases en céramique blanche recouverts de textes sont des oeuvres que Not Vital a fait réaliser en Chine.
L’ANCIENNE ARMURERIE, avec sa monumental­e cheminée, a été transformé­e en salle de concert. L’orgue en bois a été installé en 1916. Les deux vases en céramique blanche recouverts de textes sont des oeuvres que Not Vital a fait réaliser en Chine.
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 ??  ?? DANS LA CHAMBRE DE L’ARTISTE, sur un coffre ancien, une oeuvre de Felix Gonzalez-Torres et un double buste en plâtre des parents de Not Vital, réalisé par l’artiste. Au mur, un dessin de Jean- Michel Basquiat, Soviet Astronot. En regard, l’amorce d’une oeuvre de l’artiste suisse Pipilotti Rist.
DANS LA CHAMBRE DE L’ARTISTE, sur un coffre ancien, une oeuvre de Felix Gonzalez-Torres et un double buste en plâtre des parents de Not Vital, réalisé par l’artiste. Au mur, un dessin de Jean- Michel Basquiat, Soviet Astronot. En regard, l’amorce d’une oeuvre de l’artiste suisse Pipilotti Rist.
 ??  ?? LE CHEMIN DE RONDE, qui conduit à la cour du château. Devant une bâtisse qui fut jadis la poudrière, une oeuvre en acier inoxydable de Not Vital de la série Tongues, représenta­tion stylisée et surdimensi­onnée d’une langue de mouton.
LE CHEMIN DE RONDE, qui conduit à la cour du château. Devant une bâtisse qui fut jadis la poudrière, une oeuvre en acier inoxydable de Not Vital de la série Tongues, représenta­tion stylisée et surdimensi­onnée d’une langue de mouton.
 ??  ?? LA SALLE À MANGER, vue depuis la salle de concert à travers un petit couloir en biais tout habillé de bois. Posée sur le parquet, à droite, une sculpture en argent de la série
Portraits, signée Not Vital.
LA SALLE À MANGER, vue depuis la salle de concert à travers un petit couloir en biais tout habillé de bois. Posée sur le parquet, à droite, une sculpture en argent de la série Portraits, signée Not Vital.
 ??  ?? UNE CHAMBRE dans la partie privative du château, avec plafond à caissons et lit entièremen­t ouvragé.
UNE CHAMBRE dans la partie privative du château, avec plafond à caissons et lit entièremen­t ouvragé.
 ??  ?? L’ARTISTE Not Vital, dans le sauna du donjon.
L’ARTISTE Not Vital, dans le sauna du donjon.
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 ??  ?? LE LONG COULOIR central de la partie publique accueille une multitude d’oeuvres de Not Vital.
LE LONG COULOIR central de la partie publique accueille une multitude d’oeuvres de Not Vital.
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