Kim Moltzer, créateur multiple
Artiste, châtelain et en même temps architecte, paysagiste, jardinier, designer, cuisinier, décorateur… Kim Moltzer était tout cela à la fois. Un amateur au sens noble, qui sut s’éparpiller sans se perdre et créer au fil des ans une oeuvre singulière.
Cet artiste, châtelain, designer, décorateur… a su, sans jamais se perdre, créer une oeuvre polymorphe.
Cette histoire commence par une histoire d’amour. Le grand amour est une quête d’absolu, et celui de Kim Moltzer pour Odile de Bailleul s’inscrit parfaitement dans cette recherche de la perfection. Si on tient compte des milliers de kilomètres qui les séparaient et des obstacles qu’ils ont dû franchir, ils n’étaient pas destinés à se rencontrer.
Il a été élevé en Argentine et elle en Normandie, à Bailleul, un domaine où ses ancêtres sont implantés depuis le xe siècle. Elle appartient à la plus haute aristocratie, il est fils de commerçant. Inquiète par la montée du nazisme, la famille Moltzer, qui possède d’importantes distilleries aux Pays-Bas, a envoyé le grand-père de Kim à la conquête du nouveau monde. C’est la raison pour laquelle Kim, né à Berlin en 1938, a été élevé en Argentine, avant de revenir étudier en Europe, d’abord à Lausanne, où il suit les cours de l’école polytechnique, tout en étudiant l’architecture, puis à Paris, à l’Institut d’études politiques. Quand Kim rencontre Odile, qui va devenir sa femme, elle a déjà été mariée. Du jour au lendemain, elle quitte son premier mari pour rejoindre Paris où elle se fait engager comme mannequin par Chanel. It girl avant la lettre. On peut supposer que Kim n’a pas été insensible à cette notoriété. De la même manière qu’Odile n’a pas été insensible à la jeunesse et à la fougue de Kim. Le coup de foudre est réciproque. Ils forment un couple épatant. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont fous, ils sont riches – un des couples les plus recherché du Tout-Paris des années 1960. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, sauf pour la famille de Kim : non seulement il épouse une divorcée, mais maintenant il veut devenir artiste ! En collaboration avec Jean-Paul Barray, il fonde, en 1966, l’ECFI, un bureau d’études destiné à la conception d’espaces professionnels et d’appartements.
Une créativité débridée
Jusque-là très fermée, la frontière qui sépare le monde de l’art et les arts décoratifs, mais aussi les arts décoratifs de l’industrie, cède aux coups de boutoir d’une jeunesse en pleine effervescence. Ce n’est pas par hasard si les mots styliste et designer font leur apparition. C’est d’ailleurs tout le vocabulaire de la décoration qui explose : Altuglas, Plexiglass, aluminium, acier inoxydable, polyester, polyuréthane, Formica, Skaï… Kim Moltzer aime confronter ces nouveaux matériaux à des formes élaborées : dodécaèdre, parallélépipède, pentagone… Il ira jusqu’à plier une feuille d’acier, en deux, en quatre et en six, pour en faire un fauteuil qui s’ouvre comme une cocotte en papier.
On a l’impression qu’une fois lancé, rien ne peut plus arrêter Kim. Il déborde de projets et d’idées. Tous les ans il crée, seul ou avec son associé, une nouvelle ligne de meubles et de lampes. En 1968, Design SA édite la table Rosace, en aluminium coulé sous pression, qui, comme son nom l’indique, se déploie en rosace et peut se décliner en table basse ou table de salle à manger. Vient ensuite, en 1969, la ligne Penta qui comprend des sièges
tendus de toile sur une structure en fil d’acier et une table basse au plateau recouvert de résine de mélanine. Pour le décorateur Henri Samuel, il conçoit une lampe prismatique aux faces pivotantes qui permet d’orienter la lumière selon ses désirs. Toujours à la même époque, il travaille avec l’Éducation nationale, s’occupe d’équiper d’un nouveau mobilier les salons du coiffeur Alexandre, tout en réaménageant un hôtel à Côme.
Un homme de talents
Kim Moltzer a donc participé aux trépidations des années 1960, mais ce qui le différencie des créateurs de meubles de sa génération, c’est son refus de se laisser enfermer dans une seule discipline. C’est plus fort que lui, il faut qu’il bouge. Même physiquement, il ne ressemble pas à un artiste tel qu’on peut l’imaginer. C’est plutôt une force de la nature qui ne demande qu’à se dépenser. Un épicurien qui dévore la vie à pleines dents. On a déjà évoqué sa passion pour la cuisine, et ses talents de paysagiste et de jardinier, mais il a d’autres cordes à son arc. C’est aussi un cavalier hors pair, un chineur très habile, un dandy qui s’habille à Londres, un polyglotte qui parle six langues, un mondain et un noctambule (très Castel). Un journaliste anglais, dans un article des années 1970, mettait les pieds dans le plat en précisant : « Kim est aussi un excellent cuisiner. La nourriture exotique n’a aucun secret pour lui et les dîners des Moltzer sont
toujours un succès. Leurs amis les plus proches sont Pierre Cardin, André Oliver, les Pompidou, Guy de Rothschild, Olivier Guichard, Guy de Rougemont… » Et ils sont aussi leurs meilleurs clients. Une clientèle exclusive et un tantinet élitiste.
Kim aime faire travailler son imagination et tout prétexte est bon pour le faire. Pour lui la vie est un tout, il refuse d’établir une hiérarchie entre ses différentes activités. Entre vie privée, vie publique, vie artistique, vie mondaine, vie professionnelle… Et même sa vie de château ! On ne peut pas comprendre Kim Moltzer sans l’associer à l’histoire du château normand de sa femme Odile. Pour lui, Bailleul est une révélation. La preuve qu’on peut trouver sur terre un endroit qui correspond à ses rêves les plus fous. Kim dévore tout ce que la bibliothèque du château compte de volumes,
de mémoires, d’actes notariés, de grimoires. Il en sait bientôt beaucoup plus sur la famille de sa femme que celle-ci qui, avec une désinvolture toute aristocratique, se contente d’être née dedans.
Quand Odile, à la mort de son père, hérite du domaine, Kim se lance à corps et à fonds perdus dans des travaux d’embellissement. Les 50 hectares du parc lui off rent un champ d’expérience à sa mesure. À sa démesure. En premier lieu, il fait planter un labyrinthe et organise deux jardins de plantes aromatiques et médicinales. Touches poétiques, il crée des topiaires de houx en forme de tortue géante et des massifs de gunnera dont les feuillages immenses viennent mourir en vagues le long des allées. Tous ces travaux ont un coût qui s’ajoute aux frais déjà considérables que représente l’entretien d’un château. Un gouff re financier, mais Kim refuse de se laisser enfermer dans des considérations matérielles. Il court à sa ruine en y allant gaiement. On ne peut s’empêcher d’avoir un pincement au coeur en le voyant dilapider sa fortune, alors qu’on devrait s’en féliciter. N’est-ce pas le propre de la grandeur d’un homme de s’accrocher jusqu’au bout à ses rêves ?
L’âge de bronze
D’autant que Bailleul apporte un second souffle à son inspiration. Un souffle qui l’incite à repenser son travail. Un peu las de la modernité et perplexe devant le tournant que prend la décoration dans les années 1990, il cherche une nouvelle manière de s’exprimer. Le bronze sera la solution. Il le laisse mûrir en lui, en chemin puisqu’il trouve son inspiration au hasard de ses promenades dans le parc du château. Tout lui est bon : un fagot de bois, un lien de ronces, un escargot… Ces cogitations vont donner naissance à deux nouvelles lignes de meubles, Apio, en référence au céleri, et Bambou qui, comme son nom l’indique s’inspire des tiges avec lesquelles il va créer une série de lampadaires.
Les feuilles de gunnera sont également très présentes dans ces nouvelles créations : en fauteuil, en tabouret, en lustre et en applique. Certaines vies ont le chic pour décrire une boucle et venir se refermer là où elles ont commencé. En revenant à la nature comme source d’inspiration, Kim Moltzer bouclait la boucle. Pour que vive la mémoire de son père, Isabelle Moltzer, sa fi lle unique, s’apprête aujourd’hui à faire rééditer, avec la complicité du bronzier Susse, quelquesunes des pièces les plus emblématiques de cet âge de bronze qu’on ne peut s’empêcher, avec le recul, de considérer comme son âge d’or.
Nos remerciements aux éditions Norma pour leur aide précieuse.