Une somptueuse démesure
En 1921, l’écrivain italien Gabriele D’Annunzio s’installait sur les rives du lac de Garde, et se lançait dans l’édification du Vittoriale degli Italiani, une propriété folle et éminemment symbolique, à découvrir alors que la dernière pierre de son amphit
C’est une propriété rurale façon xviiie, avec sa grange et ses dépendances… assez rustique, comparée aux villas que l’on croise autour du lac de Garde. Mais tout de même, le site est entouré de jolies vallées sauvages, où les roses poussent à côté des oléandres et des cyprès. Mieux encore, la Villa Cargnacco conserve encore quelques traces de ses illustres anciens propriétaires : la bibliothèque entière de l’historien de l’art allemand Henry Thode et le piano Steinway de sa première femme, Daniela von Bülow – fille du célèbre chef d’orchestre, petite-fille de Franz Liszt et belle-fille de Richard Wagner, épousé en secondes noces par sa mère, tout un pédigrée. Et puis Gabriele D’Annunzio est las. Le deuxième étage du Palazzo Barbarigo della Terrazza, où il loge à Venise, ne lui convient pas et l’humiliation est trop grande, après avoir été défait de Fiume, ville dont il avait pris les commandes il y a à peine 16 mois. Une aventure politique qui vient s’ajouter à sa riche carrière de romancier, puis de poète, dramaturge, militaire, patriote etc., sans parler de cette réputation sulfureuse héritée à grands coups de déclarations interventionnistes et de maîtresses célèbres. À partir de 1921, elles se succèderont désormais à la Villa Cargnacco : ça y est, l’écrivain s’est décidé, ce sera sa maison, la première dont il est propriétaire.
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le lieu dédié au reliques chéries par D’Annunzio, où les saints, les martyrs, les anges croisent toutes sortes de divinités indiennes, chinoises et autres.
en référence à la tortue offerte à D’Annunzio par la marquise Casati Stampa. Le panneau en albâtre est de Pietro Chiesa, les murs en laque et le motif à coquillage sont une idée de l’architecte Maroni. Sur la nappe, un paon en argent et des tortues.
Ce ne sont là que les premiers lots d’un parc monumental, dont la dernière pierre ne sera posée que cent ans plus tard – l’amphithéâtre a été inauguré en 2020. Pour l’heure, l’écrivain doit encore trouver celui qui sera en mesure de concrétiser les ambitions grandioses qu’il a pour sa propriété. Cela ne va pas tarder, puisque D’Annunzio fait bientôt la connaissance de Giancarlo Maroni, un jeune architecte originaire de la région avec lequel vont se tisser de solides liens, d’abord professionnels puis de plus en plus complices. Car il s’agit là d’un projet véritablement réalisé à quatre mains, où les inspirations du commanditaire se mêlent aux intuitions de son architecte, l’un prenant tantôt le pas sur l’autre et vice-versa. Si les enfilades d’arcs à l’extérieur suivent visiblement le néoclassicisme modernisé en vogue à l’époque, les intérieurs de la villa, eux, sont essentiellement empreints de l’historicisme baroque de D’Annunzio, où les références belliqueuses et religieuses se superposent dans une surenchère totalement assumée.
Style et grandiloquence
« Non seulement chaque maison par moi décorée, non seulement chaque pièce par moi scrupuleusement composée, mais chaque objet par moi choisi et recueilli dans les différentes phases de ma vie fut toujours pour moi un moyen d’expression, fut toujours pour moi un moyen de révélation spirituelle, comme n’importe lequel de mes poèmes, comme n’importe lequel de mes drames, comme n’importe lequel de mes actes politiques ou militaires, comme n’importe lequel de mes témoignages de foi droite ou invaincue. […] Effectivement, tout est ici par moi créé ou transfiguré. Tout ici montre les empreintes de mon style, dans le sens que je veux donner au style. Mon amour pour l’Italie, mon culte des mémoires, mon aspiration à l’héroïsme, mon pressentiment de la Patrie future se manifestent ici à travers
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chaque recherche de ligne, chaque accord ou désaccord de couleurs » : avec la grandiloquence qu’on lui connaît, le maître de maison évoque ainsi ce qui sera bientôt baptisé Il Vittoriale degli Italiani, au moment d’en signer la donation à l’État le 22 décembre 1923. Dès la façade, l’avalanche de blasons d’ailleurs est inspirée de celle du Palazzo Pretorio d’Arezzo, si ce n’est que D’Annunzio les a changés, préférant ceux des Médicis, des Canossa, de Florence, de Trieste ou encore de Trente, sans oublier le Lion de San Marco et l’Aigle de San Giovanni, plus deux fresques découvertes pendant les travaux. Nous voici donc dans la Prioria – oui, le prieuré, depuis qu’il s’est retiré, D’Annunzio se fait appeler frère Gabriel prieur. Plongées dans la pénombre des boiseries, les sept marches en marbre rose du vestibule déclinent les vices et les vertus, histoire d’annoncer l’ambiance… Vous saurez vite si vous êtes le bienvenu ou pas selon la porte qui s’ouvre à vous : à gauche celle de l’Oratorio dalmata – bon signe –, à droite celle de la Stanza del Mascheraio – aïe. À chaque chambre son thème, la musique, la mappemonde, les reliques, le lépreux et ainsi de suite, suivant des références très précises, qu’il s’agisse d’un
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LA FAÇADE DE LA PRIORIA, inspirée librement de celle du Palazzo Pretorio d’Arezzo. Les blasons sont ceux des Médicis, des Canossa, de Florence, de Trieste ou encore de Trente. Sur les côtés, le Lion de San Marco et l’Aigle de San Giovanni.
LA STANZA DEL MASCHERAIO, la salle d’attente pour ceux qui ne sont pas les bienvenus, car ils portent un masque – d’où le nom, le fabricant de masques.
LE VESTIBULE donne accès à gauche vers l’Oratorio dalmata, à droite vers la Stanza del Mascheraio. Les marches en marbre rose sont au nombre de sept, comme les vices et les vertus. La colonne provient d’Assise, symbole d’austérité de l’ordre franciscain.