The Sea Ranch, une utopie américaine
Au début des années 1960, sur le littoral rugueux du nord de la Californie, une petite communauté lance un programme d’habitation où l’architecture est résolument tournée vers son environnement.
Au début des années 1960, sur le littoral rugueux du nord de la Californie, une petite communauté lance un programme d’habitation où l’architecture est résolument tournée vers son environnement. Comme une promesse de vie meilleure, qui résonne encore un demi-siècle plus tard.
Que reste-il de ces utopies qui ont fleuri durant les années 1960 ? De ces projets de villes à cent mille lieues sous les mers, ou de ces cités cosmiques fantasmées tandis que l’on rêvait de nouvelles galaxies ? Bien des vagues contestataires ont déferlé durant cette décennie avec, à la clé, plus ou moins de succès. Mais de cette époque de contre-culture où l’ultralibéralisme et la normalisation de l’habitat étaient mis au pilori, où l’échec de l’architecture d’après-guerre et ses grands ensembles étaient constaté, ont émergé des épiphénomènes aux quatres coins du globe, et avec eux de nouvelles priorités. Il fallait réenchanter le monde de manière raisonnée et raisonnable, repenser la société dans ses fondements, et pour cela imaginer pour elle une nouvelle forme d’habitat, pensée à l’échelle du paysage, comme une alternative à ce béton qui avait tant coulé – jusqu’à rendre les villes malades.
Ainsi est né The Sea Ranch, sous l’impulsion d’un promoteur hawaïen conscient des bouleversements de la société au point de faire, en 1963, l’acquisition – auprès d’un éleveur de moutons – de dix miles de côte bordant l’océan Pacifique au nord de San Francisco. Il ne s’agissait pas de planter les fondations d’une société philanthropique ni d’une quelconque secte, mais de penser un programme immobilier autrement, aussi abordable que vertueux. Le projet fut confié à Al Boeke, architecte et ancien collaborateur de Richard Neutra, qui lui-même convoqua une équipe créative composée de talents reconnus à l’époque comme les architectes Joseph Esherick, Donlyn Lyndon, Charles Moore et Richard Whitaker, le paysagiste Lawrence Halprin, le photographe d’architecture Morley Baer et la graphiste Barbara Stauffacher Solomon.
Ensemble ils réinventent le principe du kibboutz, mais cette fois-ci sur les terres sauvages du nord de la Californie. Ils envisagent ainsi la vie en communauté en bâtissant un ensemble immobilier avec une empreinte au sol aussi légère que possible, tout en assurant une diversité des constructions en multipliant les intervenants, là où l’uniformisation avait contribué à l’échec des banlieues pavillonnaires.
L’utopie réalisée de la vie en communauté
Une diversité cependant régie selon les règles dictées par le groupe : le bois de séquoia sera le matériau de mise, soit le même que celui des granges aux alentours dont ils vont formellement s’inspirer par ailleurs, prolongeant ce principe de toits aux inclinaisons humbles, sans avant-toit en surplomb, afin de garantir que les vents se déplacent le plus naturellement possible sur le site. Quant aux façades, elles multiplient les points de vue sur la nature, aussi magistrale que rugueuse à cette latitude, battue par les vents et les embruns. Et, au fur et à mesure que ce modernisme californien d’un genre vernaculaire va émerger le plus discrètement possible dans le paysage, l’association va sceller en parallèle les règles de vie au sein de la communauté. Outre les commandements architecturaux qui dictent les contours des premières maisons individuelles, on s’attelle à la reforestation du site avec des essences locales, on dédie des bâtiments à la communauté : épicerie, piscine, salles de réunions et de sport, auxquels viendront se joindre d’autres équipements, comme une chapelle. Une architecture qui jalonne en douceur ce morceau de littoral, sans barrière entre les habitations, et sans inégalités entre les habitants. La communauté se compose essentiellement de profils créatifs : artistes, architectes, musiciens… qui
vont sceller les fondations du Sea Ranch à travers un programme de trois condominiums. Le premier semble prolonger la falaise sur laquelle il est perché. Avec sa forme complexe, ses toits de hangar en pente qui le mettent à l’écart de l’eau et son plan asymétrique de cours intérieures, de jardins protégés, et de fenêtres intelligemment placées, il se fond avec le site de manière quasi organique.
L’architecture au service d’une vie meilleure
Outre ce bâtiment signal, désormais classé, plus de 1 800 maisons (quand le plan original du programme en prévoyait 2 400) vont peu à peu voir le jour. Des maisons dont les intérieurs mettent en valeur la charpente en bois, matériau qui se prolonge avec le parement des murs, et dont les volumes paraissent immenses grâce à l’utilisation de hauts plafonds, tout en privilégiant la lumière naturelle, qu’importe leur situation, qu’elles soient face à l’océan ou protégées des vents par la forêt. Toutes ont su respecter la topographie de ces landes qui parcourent le comté de Sonoma. Et à l’heure où les pères fondateurs disparaissent peu à peu, léguant leur singulier et précieux héritage à leurs descendants pour veiller au respect de ces grands principes qu’ils ont ancrés dans ce littoral californien, la communauté voit de nouveaux membres se joindre à elle. Car à la veille de fêter ses 60 ans, The Sea Ranch a réussi à faire de la construction un médium au service d’une vie meilleure. Cette pensée pionnière en son temps résonne toujours autant à l’heure où l’architecture façon grand spectacle qui marqua le passage au xxie siècle tend à disparaître pour laisser place à une version plus environnementale de cette discipline. En cela, The Sea Ranch fait indiscutablement figure de plus bel exemple du genre, et sa mission « d’assurer le bonheur collectif » dans un climat de discrétion et de calme, en accord avec la nature, apparaît comme une parenthèse encore rêvée, loin des fracas du monde actuel.