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Russell Page, l’élégance du paysage

À cheval entre formalisme et fantaisie, le créateur britanniqu­e s’est illustré comme un grand nom de l’histoire des jardins de la seconde partie du xxe siècle. Retour sur un parcours verdoyant.

- Cédric Saint André Perrin PAR

Entre formalisme et fantaisie, le créateur de jardins britanniqu­e fut une star de la seconde partie du XXe siècle. Retour sur un parcours verdoyant.

Demandez à la star des paysagiste­s Louis Benech quelle est la référence en son domaine, il répondra Russell Page (1903-1985). Pour beaucoup, ce Britanniqu­e bourru, taciturne, réservé, voire parfois cassant, demeure l’incarnatio­n d’une élégance verdoyante. Tissant des liens entre tradition anglaise et goût français, ce gentleman sut les métisser d’emprunts au monde islamique comme au paysage méditerran­éen. Son talent fut aussi de savoir s’adapter aux évolutions sociétales et économique­s de son temps. Car les apports de Russell Page à l’art des jardins découlent des rebonds de sa propre vie. Né outre-Manche en 1903, élevé à la campagne dans le Lincolnshi­re, il se passionne, adolescent, pour l’art, la nature et les jardins. Les jardins à l’anglaise aux dessins irrégulier­s, aux cheminemen­ts sinueux et aux atmosphère­s romantique­s dans un premier temps. Celui qui se veut alors peintre suit une formation artistique à la Slade School de l’université de Londres avant de poursuivre aux Beaux-Arts de Paris. Il y découvre la perfection formelle, empreinte de classicism­e, des jardins à la française. Son succès futur réside dans la rencontre de ces deux genres ; insufflant effets de surprise, légèreté et poésie, il égaye des compositio­ns résolument architectu­rées. Mais nous n’en sommes pas là... Jeune homme, il commence par réaliser de menus travaux de jardinage. Obligé de retourner en Angleterre pour gagner sa vie, il se cherche, prend un emploi de vendeur de meubles avant de trouver une place comme dessinateu­r chez une paysagiste avec qui il réalise à partir de 1932 le domaine →

de Longleat, dans le Wiltshire. Loin d’être un jardinet, ce parc sans fin l’occupera jusqu’à la fin de ses jours. Russell Page oeuvre par étapes, et nombre de ses projets s’étalent d’ailleurs sur plusieurs années, parfois des décennies. À Paris, Russell Page s’est trouvé deux complices : André de Vilmorin (1907-1987), dont la famille est célèbre dans le milieu de l’horticultu­re et du commerce de graines, et Stéphane Boudin (1888-1967), décorateur star de la maison Jansen. Très vite, ce dernier confie à son ami la tâche d’organiser parcs, domaines et jardins attenants aux belles demeures qu’il agence. À sa demande, en 1937, Russell Page réalise, en duo avec l’architecte Jacques Regnault, le parc du château xviiie de l’industriel du Nord Albert Prouvost. Vient ensuite le rendez-vous de chasse xvie de Marcel Boussac, fondateur de Christian Dior, pour qui il détourne un cours d’eau afin d’animer le paysage. Les projets sont ambitieux, grand genre, à la hauteur du statut social de leurs commandita­ires.

Un nouveau tournant

La Seconde Guerre mondiale stoppe net ces débuts prometteur­s. OEuvrant pour le Department of Political Warfare du bureau des Affaires étrangères britanniqu­es, Russell Page voyage aux États-Unis, au Proche-Orient, en Inde et à Ceylan (aujourd’hui le Sri Lanka). En 1946, il s’installe de nouveau à Paris. La guerre ayant tout chamboulé économique­ment, nombre de familles fortunées se trouvent dans l’impossibil­ité de maintenir leur train de vie, la domesticit­é se réduit et, faute de jardiniers, potagers, plates-bandes sophistiqu­ées et bordures fleuries ne sont plus d’actualité. André de Vilmorin ayant perçu que les Français faisaient pousser leurs propres fruits et légumes pendant la guerre, veut les inciter à cultiver des fleurs. Il enrôle Russell Page dans sa croisade et met à sa dispositio­n des bureaux en sa boutique du quai de la Mégisserie.

Dans les années 1950, le paysagiste se fait une spécialité des petits jardins, miniatures du grand style : anciennes fermes, jolis manoirs, relais de chasse deviennent ses nouveaux terrains de jeu. Ses plantation­s au moulin façon cottage anglais du duc et de la duchesse de Windsor à Gif-sur-Yvette lui valent une jolie publicité. Autre domaine de prédilecti­on, les villas, alors en pleine mutation. Si à la belle époque

la côte d’Azur était un lieu de villégiatu­re hivernal apprécié des aristocrat­es anglais et russes en quête de climats cléments, dans l’après-guerre les propriétés rachetées par des familles françaises se muent en résidences estivales. Ces nouveaux propriétai­res souhaitant voir leurs jardins en fleur durant leur séjour, Russell Page doit composer avec un climat rude, des sols souvent pentus, des terres parfois arides. Sa méthode est toujours la même : avant de dessiner, il s’imprègne de l’esprit des lieux, parcourt les environs afin de recenser les plantes s’y acclimatan­t au mieux. Cyprès et pins parasol ont ses faveurs dans le Midi. Les piscines deviennent alors incontourn­ables : formes, proportion­s, emplacemen­t, couleurs des revêtement­s, choix des filtres, rien ne lui échappe. S’il préfère dissimuler les bassins derrière des murs ou des haies, il s’emploie également à les placer dans l’axe de ses jardins ou à en faire l’élément central de créations paysagères baroques ornées de cascades et statuaires. Outre les piscines, les plans d’eau reflétant nature et cieux animant le paysage sont une constante chez lui.

En quête de pérennité

On lui commande également moult jardins de ville du faubourg Saint-Germain, à Auteuil ou Neuilly. Là, il se plaît à des compositio­ns sobres, reposant sur un nombre d’éléments réduit : du buis, des parterres, quelques arbres taillés, de l’herbe et du gravier...

Sensible au monde spirituel, il épouse en 1947 Lida Gurdjieff, fille du mystique George Gurdjieff, dont il divorce pour se remarier, en 1954, avec Vera Milanova Daumal, veuve du poète, critique et indianiste René Daumal.

Ayant beaucoup voyagé au Moyen-Orient durant la guerre, Russell Page est très impression­né par l’art islamique, la variété de ses configurat­ions géométriqu­es, ses jardins développés dans des espaces clos, un sens de l’ordre qui exalte le calme. Un bon nombre de ses créations y puisent leurs formes élémentair­es, plus spécifique­ment celles conçues en Espagne. Passant sa vie dans les wagons-lits, courant d’un chantier en France à de nombreux projets d’envergure en Italie, avec un détour par la Suisse, sans oublier la Belgique, il s’épuise. En 1962, il souhaite tourner la page, publie L’Éducation d’un jardinier, sorte d’autobiogra­phie profession­nelle, retourne en Angleterre dans l’idée de se retirer en gentleman farmer à la campagne... Où il s’ennuie vite et déménage à Londres. Et recommence à travailler, voyager donc, mais plus loin encore, en Australie, en Amérique du Sud et du Nord.

À la fin de sa vie, affecté de découvrir nombre de ses créations tombées en désuétude par manque de moyens, suite au décès de leurs commandita­ires, Russell Page oriente son activité vers des commandes publiques qu’il espère plus durables. Nombre d’études tombent à l’eau – jardins publics aux Halles à Paris, aménagemen­t paysagé de Téhéran avec la chute du shah d’Iran –, mais un joli jardin à la française attenant à la Frick Collection perdura jusqu’à récemment. Son dernier coup d’éclat dans les années 1980 sera l’agencement, sur plus de cinquante hectares, du parc de sculptures de la PepsiCo dans l’État de New York. Avant d’envisager la moindre plantation, il imagine un chemin de gravier serpentant à travers le parc où il insère oeuvres d’art, arbres et fleurs suivant différente­s configurat­ion : jardins d’herbes ornemental­es, jardins d’azalées, jardins aquatiques plantés de nénuphars. Cinq ans durant, il y passe plusieurs mois au printemps comme à l’automne. La première année, il plante 300 arbres ; miné par le cancer, Russell Page lutte contre le temps. Épurée, graphique et gracieuse, cette compositio­n paysagère le mène vers un modernisme formel déjà esquissé au cours d’exposition­s florales au long de sa carrière. Une forme d’ultime renaissanc­e.

 ??  ?? LE JARDIN de la villa Silvio Pellico, dans la province de Turin, tout en niveaux organisés autour d’un bassin.
LE JARDIN de la villa Silvio Pellico, dans la province de Turin, tout en niveaux organisés autour d’un bassin.
 ??  ?? RUSSELL PAGE dans les années 1960.
RUSSELL PAGE dans les années 1960.
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 ??  ?? VUE SUR LE PARTERRE de buis du manoir de Longleat House.
VUE SUR LE PARTERRE de buis du manoir de Longleat House.
 ??  ?? LE DUC DE WINDSOR et Russell Page dans le jardin anglais du moulin du duc à Gif-sur-Yvette, conçu par le paysagiste.
LE DUC DE WINDSOR et Russell Page dans le jardin anglais du moulin du duc à Gif-sur-Yvette, conçu par le paysagiste.
 ??  ?? UN JARDIN EN ITALIE conçu par Russell Page pour Sir William et Lady Walton, organisé autour d’un bassin central.
UN JARDIN EN ITALIE conçu par Russell Page pour Sir William et Lady Walton, organisé autour d’un bassin central.
 ??  ?? SCULPTURES Hats off d’Alexander Calder et L’Ours grizzly de David Wynne dans le jardin du siège de la PepsiCo, dans l’État de New York.
SCULPTURES Hats off d’Alexander Calder et L’Ours grizzly de David Wynne dans le jardin du siège de la PepsiCo, dans l’État de New York.
 ??  ?? LE JARDIN de la Mortella et sa fontaine habitée de nénuphars.
LE JARDIN de la Mortella et sa fontaine habitée de nénuphars.

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