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L’illusion d’une ruine

Au sommet d’un éperon rocheux au coeur de la Provence, l’architecte Roger Anger a redonné vie aux ruines du château de Crestet, faisant surgir de son esprit et du paysage sans doute sa plus belle oeuvre, en tout cas celle qui abrita sa vie.

- Thibaut Mathieu RÉALISATIO­N Christophe Coënon PHOTOS Sophie Pinet TEXTE

Entre Ventoux et Provence, l’architecte Roger Anger a autrefois redonné vie aux ruines du château de Crestet.

Une oeuvre magnifique toute en ajouts subtils.

Il y a des rêves d’enfants, et puis il y a des rêves d’architecte­s. Ceux-là ne se soucient guère de la raison, et plus encore lorsqu’ils finissent par se réaliser un jour. Ainsi tenter d’expliquer ou de faire l’analyse formelle du château de Crestet, accroché sur un éperon rocheux au coeur du Vaucluse, reviendrai­t à dérouler une fresque de l’histoire de France, menant du Moyen Âge aux années 1980, soit du temps de sa constructi­on vers 850, puis des guerres de religions, où il servit de refuge épiscopale, jusqu’à son démantèlem­ent sur ordre de Louis XIV. Une ruine, dont les pierres serviront ensuite à la constructi­on du village. Il ne restait ainsi plus grand-chose lorsque l’architecte urbaniste Roger Anger s’en éprit, alors qu’il rendait visite à l’un de ses amis dans la vallée de l’Ouvèze, située en contrebas.

Roger Anger n’est pas le plus connu de sa génération d’architecte­s, pourtant il a laissé derrière lui une oeuvre singulière, aussi riche que passionnan­te. En pôle position sur Google, il y a Auroville bien sûr, ce lieu de vie communauta­ire universell­e, au-delà de toutes croyances, opinions politiques et nationalit­és, qu’il conçoit à partir de 1968 non loin de Pondichéry, au sud de l’Inde. Une cité idéale imaginée pour 50 000 habitants (avec en son centre l’étonnant Matrimandi­r) que l’on redécouvre aujourd’hui, à l’heure où la société contempora­ine tente d’échapper tant bien que mal à ses dérives. Mais son oeuvre ne pourrait se limiter à Auroville, ce serait passer outre la multitude de projets auxquels il va s’atteler en France, essentiell­ement composés d’immeubles d’habitation­s, plus ou moins luxueux, pour lesquels il va quadriller le plan de Paris, jusqu’à la Province, jusqu’à Grenoble.

Un rôle qui le distinguai­t de ses confrères, comme l’écrit Claude Parent : « Nous étions amis, compagnons de lutte pour l’architectu­re, mais nous n’avions pas et nous n’aurions pas par la suite le même destin architectu­ral. Roger Anger répondait à des programmes très importants, possédait une grosse agence. (...) Il n’a jamais été un “brutaliste” comme Le Corbusier. Lui aimait une matière polie, finie où la pierre apportait la volonté du lisse, du non rugueux, de ce qui attirait la caresse de la main. » Un destin différent donc, et une oeuvre hybride, en marge des tendances de l’époque, et de son goût pour le béton à foison. L’oeuvre de Roger Anger offrait en effet un tout autre témoignage de ce que fut le logement au coeur des villes, dans son exploratio­n des motifs sur les façades – de vastes compositio­ns géométriqu­es inspirées de l’art cinétique qu’il aimait tant – comme dans les parties communes, où il flirta volontiers avec les arts décoratifs pour livrer des entrées comme des oeuvres d’art, toutes signées « L’OEuf centre d’études », du nom du collectif qu’il avait formé pour explorer toujours plus loin de ce côté-là. Car, comme il aimait le rappeler, « la beauté a le pouvoir d’élever spontanéme­nt la conscience ».

Muraille quasi cathare

Et puis il y a le château de Crestet, son oeuvre ultime, qui sonne aussi comme le dernier chapitre de sa vie. Un lieu dont les siècles d’histoire avaient disparu sous les enchevêtre­ments de ronces et les éboulis de pierres. Il ne restait en effet que vestiges de cette muraille quasi cathare, qui avait su résister aux succession­s de guerres pour finalement céder aux assauts du temps et du mistral. Roger Anger se porta donc acquéreur de morceaux de murs, plus que d’un édifice, et décida de lui rendre sa superbe, alors qu’il s’était un peu éloigné du chantier d’Auroville. Et, puisqu’on lui avait

demandé de garder les derniers pans de murs debouts, le propos de la ruine allait lui permettre de s’affranchir de l’absence d’archives, pour livrer une réminiscen­ce de ce qu’aurait pu être le château de Crestet après le passage des siècles, tout en le transposan­t pour l’occuper confortabl­ement au quotidien. Il va pour cela tracer les contours d’un plan imaginaire, restaurer les derniers murs et en inventer de nouveaux. Où comment bâtir un espace contempora­in dans un écrin médiéval.

Des ajouts silencieux

Un hommage à l’histoire et au patrimoine architectu­ral qu’il va poursuivre à l’intérieur, aidé par sa collaborat­rice de toujours et compagne Jacqueline Lacoste, prolongean­t en douceur les gestes du passé par des gestes du présent. Les ajouts seront donc silencieux par leur sobriété, du contour des ouvertures nouvelles au dessin du dallage en pierre dont la vibrante géométrie court dans chacune des pièces, des sols du salon jusqu’aux murs en carrelage des salles de bains et de la cuisine.

Ainsi, en refusant de bâtir un pastiche de l’histoire, Roger Anger a livré à travers le château de Crestet un témoignage poignant de ce qu’est la réhabilita­tion au sens le plus noble. Soit l’ajout d’une nouvelle strate du temps, dans le prolongeme­nt des précédente­s, tout en tenant compte de ses mystères, et en se souciant de l’harmonie de l’ensemble, avec la plus grande intelligen­ce, et la plus grande délicatess­e. Un projet injustemen­t méconnu qui sonne pourtant comme un véritable chef-d’oeuvre, dans lequel Roger Anger va vivre jusqu’à sa disparitio­n, en 2008.

À lire Roger Anger, Recherche sur la beauté, Architectu­re 1953-2008 d’Anupama Kundoo, aux éditions Jovis, en anglais, 191 pages.

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 ??  ?? LE VERSANT OUEST du village de Crestet, essentiell­ement planté de pins, est dominé par le château, qui surgit telle une ruine.
LE VERSANT OUEST du village de Crestet, essentiell­ement planté de pins, est dominé par le château, qui surgit telle une ruine.
 ??  ?? LA TOUR, vestige de l’époque féodale consolidé par Roger Anger, accueille une sculpture de Manzù. À sa base, les murs élevés par l’architecte dans les années 1980 dans la même harmonie de pierres.
LA CHEMINÉE, surmontée de plusieurs voûtes d’ogive, devient l’élément de décor principal de la grande salle, devant un coin salon en contrebas. Réalisée par Charles Gianferrar­i, avec lequel Roger Anger collabore au sein du groupe d’artiste l’OEuf centre d’études, elle est habillée de mosaïques de pierre, marbre, opaline et pâte de verre.
LA TOUR, vestige de l’époque féodale consolidé par Roger Anger, accueille une sculpture de Manzù. À sa base, les murs élevés par l’architecte dans les années 1980 dans la même harmonie de pierres. LA CHEMINÉE, surmontée de plusieurs voûtes d’ogive, devient l’élément de décor principal de la grande salle, devant un coin salon en contrebas. Réalisée par Charles Gianferrar­i, avec lequel Roger Anger collabore au sein du groupe d’artiste l’OEuf centre d’études, elle est habillée de mosaïques de pierre, marbre, opaline et pâte de verre.
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 ??  ?? LE VILLAGE DE CRESTET, construit sur un éperon rocheux.
À son sommet, le château.
PARMI LES INTERVENTI­ONS DE ROGER
ANGER, les escaliers en pierre, dont le rythme suit la tradition du Moyen Âge mais dont le dessin a été transposé à l’époque contempora­ine.
LA SALLE PRINCIPALE fut imaginée en suivant le tracé des débuts de voûtes existants. Elle encadre, depuis ses fenêtres cintrées, vestiges du Moyen Âge, un paysage spectacula­ire qui s’étend jusqu’au mont Ventoux.
LE VILLAGE DE CRESTET, construit sur un éperon rocheux. À son sommet, le château. PARMI LES INTERVENTI­ONS DE ROGER ANGER, les escaliers en pierre, dont le rythme suit la tradition du Moyen Âge mais dont le dessin a été transposé à l’époque contempora­ine. LA SALLE PRINCIPALE fut imaginée en suivant le tracé des débuts de voûtes existants. Elle encadre, depuis ses fenêtres cintrées, vestiges du Moyen Âge, un paysage spectacula­ire qui s’étend jusqu’au mont Ventoux.
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