L’illusion d’une ruine
Au sommet d’un éperon rocheux au coeur de la Provence, l’architecte Roger Anger a redonné vie aux ruines du château de Crestet, faisant surgir de son esprit et du paysage sans doute sa plus belle oeuvre, en tout cas celle qui abrita sa vie.
Entre Ventoux et Provence, l’architecte Roger Anger a autrefois redonné vie aux ruines du château de Crestet.
Une oeuvre magnifique toute en ajouts subtils.
Il y a des rêves d’enfants, et puis il y a des rêves d’architectes. Ceux-là ne se soucient guère de la raison, et plus encore lorsqu’ils finissent par se réaliser un jour. Ainsi tenter d’expliquer ou de faire l’analyse formelle du château de Crestet, accroché sur un éperon rocheux au coeur du Vaucluse, reviendrait à dérouler une fresque de l’histoire de France, menant du Moyen Âge aux années 1980, soit du temps de sa construction vers 850, puis des guerres de religions, où il servit de refuge épiscopale, jusqu’à son démantèlement sur ordre de Louis XIV. Une ruine, dont les pierres serviront ensuite à la construction du village. Il ne restait ainsi plus grand-chose lorsque l’architecte urbaniste Roger Anger s’en éprit, alors qu’il rendait visite à l’un de ses amis dans la vallée de l’Ouvèze, située en contrebas.
Roger Anger n’est pas le plus connu de sa génération d’architectes, pourtant il a laissé derrière lui une oeuvre singulière, aussi riche que passionnante. En pôle position sur Google, il y a Auroville bien sûr, ce lieu de vie communautaire universelle, au-delà de toutes croyances, opinions politiques et nationalités, qu’il conçoit à partir de 1968 non loin de Pondichéry, au sud de l’Inde. Une cité idéale imaginée pour 50 000 habitants (avec en son centre l’étonnant Matrimandir) que l’on redécouvre aujourd’hui, à l’heure où la société contemporaine tente d’échapper tant bien que mal à ses dérives. Mais son oeuvre ne pourrait se limiter à Auroville, ce serait passer outre la multitude de projets auxquels il va s’atteler en France, essentiellement composés d’immeubles d’habitations, plus ou moins luxueux, pour lesquels il va quadriller le plan de Paris, jusqu’à la Province, jusqu’à Grenoble.
Un rôle qui le distinguait de ses confrères, comme l’écrit Claude Parent : « Nous étions amis, compagnons de lutte pour l’architecture, mais nous n’avions pas et nous n’aurions pas par la suite le même destin architectural. Roger Anger répondait à des programmes très importants, possédait une grosse agence. (...) Il n’a jamais été un “brutaliste” comme Le Corbusier. Lui aimait une matière polie, finie où la pierre apportait la volonté du lisse, du non rugueux, de ce qui attirait la caresse de la main. » Un destin différent donc, et une oeuvre hybride, en marge des tendances de l’époque, et de son goût pour le béton à foison. L’oeuvre de Roger Anger offrait en effet un tout autre témoignage de ce que fut le logement au coeur des villes, dans son exploration des motifs sur les façades – de vastes compositions géométriques inspirées de l’art cinétique qu’il aimait tant – comme dans les parties communes, où il flirta volontiers avec les arts décoratifs pour livrer des entrées comme des oeuvres d’art, toutes signées « L’OEuf centre d’études », du nom du collectif qu’il avait formé pour explorer toujours plus loin de ce côté-là. Car, comme il aimait le rappeler, « la beauté a le pouvoir d’élever spontanément la conscience ».
Muraille quasi cathare
Et puis il y a le château de Crestet, son oeuvre ultime, qui sonne aussi comme le dernier chapitre de sa vie. Un lieu dont les siècles d’histoire avaient disparu sous les enchevêtrements de ronces et les éboulis de pierres. Il ne restait en effet que vestiges de cette muraille quasi cathare, qui avait su résister aux successions de guerres pour finalement céder aux assauts du temps et du mistral. Roger Anger se porta donc acquéreur de morceaux de murs, plus que d’un édifice, et décida de lui rendre sa superbe, alors qu’il s’était un peu éloigné du chantier d’Auroville. Et, puisqu’on lui avait
demandé de garder les derniers pans de murs debouts, le propos de la ruine allait lui permettre de s’affranchir de l’absence d’archives, pour livrer une réminiscence de ce qu’aurait pu être le château de Crestet après le passage des siècles, tout en le transposant pour l’occuper confortablement au quotidien. Il va pour cela tracer les contours d’un plan imaginaire, restaurer les derniers murs et en inventer de nouveaux. Où comment bâtir un espace contemporain dans un écrin médiéval.
Des ajouts silencieux
Un hommage à l’histoire et au patrimoine architectural qu’il va poursuivre à l’intérieur, aidé par sa collaboratrice de toujours et compagne Jacqueline Lacoste, prolongeant en douceur les gestes du passé par des gestes du présent. Les ajouts seront donc silencieux par leur sobriété, du contour des ouvertures nouvelles au dessin du dallage en pierre dont la vibrante géométrie court dans chacune des pièces, des sols du salon jusqu’aux murs en carrelage des salles de bains et de la cuisine.
Ainsi, en refusant de bâtir un pastiche de l’histoire, Roger Anger a livré à travers le château de Crestet un témoignage poignant de ce qu’est la réhabilitation au sens le plus noble. Soit l’ajout d’une nouvelle strate du temps, dans le prolongement des précédentes, tout en tenant compte de ses mystères, et en se souciant de l’harmonie de l’ensemble, avec la plus grande intelligence, et la plus grande délicatesse. Un projet injustement méconnu qui sonne pourtant comme un véritable chef-d’oeuvre, dans lequel Roger Anger va vivre jusqu’à sa disparition, en 2008.
À lire Roger Anger, Recherche sur la beauté, Architecture 1953-2008 d’Anupama Kundoo, aux éditions Jovis, en anglais, 191 pages.