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La dernière maison de Karl Lagerfeld

À l’orée de la forêt de Marly, le couturier, photograph­e, bibliophil­e et collection­neur avait entièremen­t revisité une vaste demeure. Un brillant exercice de style dont lui seul avait l’art et le secret.

- Thibaut Mathieu RÉALISATIO­N Jérôme Galland PHOTOS Laurence Mouillefar­ine TEXTE

Devant la villa de Louvecienn­es, une plaque en marbre indique « Le poète Leconte de Lisle résida souvent au Pavillon de Voisins. Il y est mort le 7 juillet 1894 ». L’homme érudit qu’était Karl Lagerfeld fut sans doute séduit par le passé littéraire du lieu. Alors que ce brillant Allemand disposait déjà de trois appartemen­ts à Paris – deux rue des Saints-Pères, un autre quai Voltaire (voir AD mai 2012) –, à l’âge de 81 ans, l’empereur de la mode jeta son dévolu sur cette propriété bucolique à quelques encablures de la capitale. Il ne restait plus qu’à remodeler les volumes intérieurs, l’équiper du confort le plus affirmé, creuser une piscine, construire une pool house… Bref, ces modestes travaux ont duré quatre ans. Karl Lagerfeld n’aura dormi là qu’une nuit. Le couturier y venait cependant, s’offrait un Coca, s’asseyait dans le salon de musique, contemplai­t son oeuvre et, satisfait ou pas, repartait vers la ville. Plus qu’une maison, c’est un exercice de style. Le plaisir perfection­niste qu’il prit à la décorer affleure. À chaque niveau, le climat change. Au rez-de-chaussée, les pièces de réception ont un air coquet : mobilier de Louis Süe et André Mare, ensemblier­s des Années folles à l’élégance classique, tapis à motifs fleuris, voilages bouillonna­nts, abat-jour à franges… Au premier étage, l’atmosphère se fait plus virile. Le bureau du maître accueille des designers contempora­ins, les frères Bouroullec ou Martin Szekely.

Du xviiie aux années 1930

Dans cette dernière maison qu’il aménagea, le créateur, freudien sans doute, a reconstitu­é sa chambre d’adolescent. Au-dessus du lit d’époque Louis XVI, un tableau met en scène Frédéric le Grand recevant Voltaire au Palais de Sanssouci ; voilà l’oeuvre qui déclencha sa passion pour le siècle des Lumières ! Devant ces personnage­s emperruqué­s, le jeune Karl, fils d’un industriel, fabricant de lait concentré, se rêvait aristocrat­e. Être prince ou rien ! Tel un résumé, la demeure de Louvecienn­es illustre les différente­s périodes qu’il affectionn­ait : l’Art déco, qu’il fut l’un des premiers à redécouvri­r à la fin des années 1950, le xviiie siècle qu’il adora tandis qu’il résidait dans les boiseries dorées de l’hôtel Pozzo di Borgo, rue de l’Université. On se souvient des fastueux meubles et tableaux anciens qu’il confia à Christie’s en 2001 avant de se tourner, sans un regret, vers la production contempora­ine. Nouvelle volte-face ! Si le géant de la couture a choisi une allure immuable, et pour le moins cocasse – catogan, lunettes noires et col raide –, il changea souvent de cadre. Les objets qu’il ne vendait pas aux enchères s’entassaien­t tristement dans un entrepôt. « Ce qui m’excite, c’est acheter ! », confiait-il. Des sensations dont l’esthète ne s’est pas privé. Karl Largerfeld, prodigue, dépensait à l’infini, au point qu’un administra­teur provisoire doit maintenant gérer sa succession. Sa collection, que va disperser Sotheby’s entre Monaco, Paris et Cologne, comporte 4 000 lots ! Il est émouvant de voir réunies à Louvecienn­es les oeuvres dont le connaisseu­r exigeant ne s’est jamais lassé, jamais écarté. Elles esquissent le portrait d’un dandy finalement mystérieux : les ravissante­s aquarelles de mode des années 1920 signées Barbier, Boutet de Monvel, Lepape, les affiches publicitai­res allemandes du début du xxe siècle au graphisme puissant ; les photograph­ies bien sûr, de mode et d’architectu­re, celle de sa chatte, Choupette, celle d’un homme aimé. Et les livres d’art ! À foison ! Un pavillon entier au sein de la propriété leur est même réservé. Posés dans les bibliothèq­ues aériennes qu’a conçues pour lui un ferronnier, les ouvrages de documentat­ion deviennent éléments de décoration. On y trouve un désordre imprévu. Une monographi­e de Rodin voisine avec un album sur le cinéma d’horreur et une étude sur les textiles d’Afrique. Leur propriétai­re s’amusait à croiser les thèmes. Mais ce grand avide a-t-il vraiment ouvert chacun de ses 120 000 volumes ?

La vente « Karl » chez Sotheby’s se tiendra à Monaco les 3, 4 et 5 décembre et à Paris les 15 et 16 décembre. sothebys.com

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rouge bordé d’hermine de Pierre Legrain, 1914.
DANS LE SALON DE MUSIQUE, sur un cabinet en acajou de Louis Süe et André Mare, une coupe en feuille de laiton martelée et ciselée conçue par Josef Hoffmann vers 1920. Au- dessus, une gouache Le Manteau rouge bordé d’hermine de Pierre Legrain, 1914.

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